Cher Marceau
Un Comité de vigilance des intellectuels anti-spectacle, comme il y eut, jadis, le Comité de Vigilance des Intellectuels anti-fascistes. Ca s'imposerait, mais n'y pensons pas.
Once upon a time Bernard Marc Henri Musso Guillaume Levy
L'intellectuel de supérette de ce siècle d'or convole avec les caméras et appareils photos, avec la surface, le vide; pour être dans la modernité, s'entend... Quoi? Pour ses grasses opportunités marchandes? Rien compris ! Quel ringard tu fais, Marceau..
Que le théoricien du Tout est possible se rassure, une arrière-garde tient haut le fanion. Régis Debray, célèbrant Stéphane Essel (dans "L'instant fraternité"); autour d'eux, le plus loin possible l'un de l'autre, Alain Finkielkraut ou Michel Onfray (merci de ne pas leur dire qu'ils sont ici côte à côte). Aux Etats Unis, Noam Chomsky (pire encore...). En Suisse, Marc Bricmont. Sans doute beaucoup d'autres.
Mon cher Pivert, dans ce vide sidérant où ne surnagent que quelques hauts Esprits, la plus haute des avant-gardes, ce sont sans doute "des" Libraires. Ils ne se veulent pas intellectuels, ou pas tous, mais font tourner la machine à imaginer et à penser, en vendant des Livres.
Once upon a time les Livres
On a annoncé la mort du Livre dans les années 80; trente ans plus tard, c'est dur mais il résiste, tant bien que mal, en France en tout cas. Le nombre de Librairies récemment disparues en Allemagne et en Angleterre est vertigineux, moins fort en France mais le drame est au coin de la rue. Où il nous manque des Libraires et où les Livres ne se vendent pas. Comme à Sevran, ma ville, une ville sans Librairie.
Once upon a time la loi Lang
Une des plus grandes lois de ces 30 dernières années a été adoptée en août 1981. Réjouis-toi, pour une fois, Marceau : elle était d'inspiration socialiste, quoique portée par nombre de grands esprits. La loi Lang sur le prix unique du Livre a pointé un danger culturel et économique, donc politique : un ministre giscardien, René Monory, avait libéralisé le prix des Livres en 1977, et introduit une concurrence sauvage et inégale entre Libraires et grosses surfaces, menaçant les premiers et laissant tous pouvoirs aux secondes, dont tout laissait penser qu'elles ne s'encombreraient pas de création ou de fonds, pas assez rentables. La loi n'a pas sauvé les Livres, elle n'a pas fait disparaître les gé-èsse-èsse (on ne le lui demandait pas. Même si...), mais fourni aux Libraires un outil pour vivre, ou survivre, selon les cas. Le Livre restait une marchandise, mais on prétendait à travers la Loi que sa nature-même et son contenu justifiaient une commercialisation à part (on dirait "régulée" aujourd'hui), protégeant le créateur à un bout de la chaîne et le Libraire à l'autre bout en imposant un prix unique de vente.
I'm a poor lonesome VRP L'auteur de ces lignes était représentant en Librairie de 1990 à 1998; des années plus tôt, jeune militant socialiste, employé d'une grande et prestigieuse Librairie parisienne, le vote de la loi Lang lui avait donné l'orgueil de sa carte de Parti; vint la deuxième et hideuse campagne présidentielle de Mitterrand, le traité de Maastricht et la guerre du Golfe, qui eurent raison de sa patience.
Un moment capital de ce temps d'arpentage des pavés parisien et banlieusard, et de visites aux Libraires, fut justement sa rencontre avec eux.
Once upon a time la banlieue
La banlieue parisienne abritait au début des années 90 quelques jeunes et fougueux Libraires appelés à succéder à Georges Dupré ou autres grands professionnels. Il y avait (il y a toujours) Jean-Marie Ozanne, créateur de "Folies d'encre"à Montreuil, Gérard Collard, co-fondateur avec Jean Casel de "La Griffe Noire" à Saint-Maur, il y avait, il y a toujours depuis 1980, Francis Geffard, créateur de "Millepages" à Vincennes.
Les trois, remarquables d'engagement pour les Livres, de pugnacité, d'opiniâtreté, dans une époque de mutation où la Fnac croissait, se démultipliait, suscitait déjà des douleurs faciales et estomacales.
C'était un privilège, de proposer des Livres ("défendre!", dixunt les manageurs qui démanagent), certains de haute tenue et de très prestigieux Auteurs (on en taiera la proportion), à des Libraires, dont les trois sus-cités, qui attendaient que je leur parle autant de contenus que de potentiels de vente, sans doute moins des seconds que des premiers, quoique...
Je me voulais vendeur, d'esprit critique et rêveur. Cumul d'hérésie et d'incongruité, pas trop à ma place. On ne me payait pas pour l'esprit critique, encore moins pour le rêve, mais on ne se refait pas, je ne savais pas faire autrement.
Tu saisis, Marceau ? Tout restait possible.
Chacun des trois était Libraire à sa manière.
Collard pointait chez les archi-rebelles, anars-grognons, critiques insatiables rictus narquois en prime, l'épiderme parlait fort et juste et ça déchirait tout (oui, ça "déchirait". Je t'expliquerai, Marceau) y compris à la télévision et en évitant (presque) le spectaculaire. Ozanne était passé de 25 m2 au centre de Montreuil à X fois plus quelques mètres plus loin, il s'est encore agrandi depuis, il portait un militantisme littéraire mâtiné de gauche libertaire qui paraît ne pas l'avoir quitté; Geffard enfin, parti lui aussi de 20 à 30 m2 au centre de Vincennes, X fois plus aujourd'hui lui aussi, Libraire-Editeur lui aussi, ne mettait en avant que son Entreprise, sa rigueur opiniâtre et un volontarisme tranquille et sans limite.
Rien, strictement rien en commun entre ces trois-là, sinon un acharnement de galériens à lire, vendre des Livres et convaincre de leur valeur. Du travail de long terme, de temps, de jugement, de coups de gueule (contre les banques, les Editeurs, les représentants, des auteurs, les propriétaires de baux, des clients, des concurrents, parfois des employés, les élus, les politiques, tout le monde, n'importe-qui) à rebrousse-poil d'à peu près tout et vraisemblablement sans en avoir conscience.
Le réel, une réalité comme une autre Raison pour laquelle ils ont leur place dans le réel, un réel qui apprend et se transmet, de la vraie valeur en somme. Mais qu'entendez-vous par là? (une retraite-chapeau à qui fournira la réponse de Pierre Dac). Le spectacle industriel et médiatique défie et dénie le temps, aux masses assujeties il transmet une fascination morbide pour l'immédiat, sans lendemain, sans conséquence. Des simili-intellectuels qui lui apportent leur caution tablent, en ont-ils conscience, sur leur propre disparition, comme touchés par le virus du no-future. Et trompent, trahissent à tour de bras, en leur nom (mais qu'importe) et, hélas, au nom de la Littérature et de Livres qu'ils prétendent servir.
La Librairie a les traits de la vraie vie. Pas de valeur-travail sans des pages à tourner et vice-versa. Il faut de l'imaginaire à y butiner, des idées à mettre en cause ou affirmer, Marceau, c'est un monde, les Librairies sont des endroits clos et pourtant les seuls où l'on se prenne à respirer.
La valeur doit se trouver là.
Disney, Dreamworks ou Lehman Brothers ne devraient pas devenir le nom d'une Librairie avant longtemps, si tant est qu'il reste des Librairies dans longtemps. Si tant est qu'eux-mêmes arrivent à tromper le monde encore longtemps.
Marceau, on prend les paris.