dimanche 1 mars 2020

"C'ETAIT MIEUX AVANT" ? NON, MAIS C'EST CENT FOIS PIRE AUJOURD'HUI.

La maturité d'une société, se mesure probablement à l'accueil qu'elle réserve à la critique. Non tant la critique qui vise à la prise du pouvoir, qu'un regard sur tel aspect, telle orientation du cours de nos vies - et l'intention de leur chercher des alternatives. Un exercice libre, en somme, de pensée philosophique.

En 2017, Michel Serres faisait paraître son dernier essai, "C'était mieux avant" (Le Pommier), titre qui reprenait une ritournelle au long cours. Derrière sa mise en cause d'une nostalgie inévitablement passéiste et rétrograde, qui ne pouvait être le fait que de vieillards sourds, aveugles et bornés, amateurs de presse-purée et de carioles hippotractées, se terrait en réalité, de la part de l'auteur, une caricature malveillante, grossière, nauséabonde, de toute critique adressée à nos temps modernes.
Serres n'était pas seul à véhiculer pareille ânerie, doxa bien ancrée dans le langage courant et hochet favori de bourgeoisies amateures de simplismes réducteurs, qui leur épargnent tout effort de pensée. Des décennies que toute critique du présent vaut à son émetteur un regard narquois et méprisant, suivi de l'immanquable : "Eh oui ! C'était mieux avant, forcément !".
Moyennant quoi le débat est clos, et l'on est prié(e) de passer à autre chose. De plus sérieux, si possible.

                                      Modernité et interdiction de la pensée critique


Faire entendre une critique des dérégulations économiques, sociales et environnementales, des inégalités, des productivismes, de consumérismes urbains et de livraisons à domicile, mettre en cause les tyrannies managériales et actionnariales dans les entreprises, le transpercement du ciel par les avions et du silence par les smartphones dans les lieux publics, la perte de sens collectif, les retraits de la culture et de la francophonie… douter des comportements et morales individualistes, invoquer valeurs et patrie républicaines (en insistant bien : "républicaines")… Tenter d'expliquer qu'il n'y a rien là-dedans de passéiste, rétrograde ou réactionnaire, mais l'exercice individuel et collectif d'un droit à la pensée critique…
Pareille tentative relève de l'exploit. Pour les néo-modernes, elle revient évidemment à préférer le passé au présent. A conserver plutôt qu'avancer. A moisir plutôt que réformer.
Comme le disait Souchon, "On avance, on avance, on avance, c'est une évidence, on n'a pas assez d'essence pour aller dans l'autre sens, (…) faut pas qu'on réfléchisse ni qu'on pense, on avance".

Pareil processus d'étouffement de la critique sous la caricature du "c'était mieux avant" n'est pas tombé du ciel. Il a commencé dans les années 70 et a culminé dans les années 80 et 90 (voir "La décennie", François Cusset - La Découverte), pour suivre depuis vingt ans une digestion ponctuée de rototos sonores et odoriférants, mais dans la quiétude de la mission accomplie.

Il est allé de pair avec la mondialisation néolibérale, avec laquelle il fait corps aujourd'hui.
Celle-ci court depuis les années soixante-dix. Idéologie dominante et écrasante, elle a commencé son lent travail par une frappe chirurgicale de dérégulation généralisée, laissant derrière son passage les peuples hagards, les pays chamboulés, les systèmes politiques déstabilisés.

La mondialisation néolibérale véhiculait l'impérative modernisation d'un monde supposé vieilli, mot d'ordre derrière lequel se cachait une contre-révolution. Passé le train fou des dérégulations, officiellement respectueuse des règles démocratiques, il fallait à celle-ci conquérir les esprits. Elle pouvait pour cela s'appuyer sur un vent d'optimisme fort, hall de gare où se croisaient la foi à dominante chrétienne dans l'humanité et la résolution providentielle des problèmes, l'héritage de progrès sociaux qu'on croyait invincibles, et une idée d'équilibre global vers lequel l'Histoire tendrait progressivement.

Moyennant quoi les individus se voyaient et s'entendaient enjoindre d' "y croire", de sabrer leurs doutes et interrogations, de fixer obstinément un horizon heureux de compétition à tout crin de tous contre chacun, de chacun contre tous et surtout de chacun pour soi, et de se mobiliser, à tous sens du terme.

Pareil processus ne pouvait supporter ni doute ni contradiction. Certes, on était très démocrates, dans la pratique il ne fallait pas pousser le bouchon trop loin : disqualifier les idées, imaginations et rêves devenait impérieux. On était dans une dynamique mondiale, on n'allait pas se laisser freiner par des zozos, intellectuels et improductifs, fonctionnaires et paresseux.
Ils ne voulaient pas de la nouvelle modernité ? Ils seraient nécessairement nostalgiques, conservateurs, réacs, tutti-quanti.
Et on pourrait toujours compter sur un Michel Serres, et sur tant d'autres, pour répandre une idiotie réductrice telle que ce "C'était mieux avant" et amener le corps social à accepter le présent sans sourciller - et avec le sourire.

On en est là.
Aux prises avec un monde hideux.

Non, ça n'était pas mieux avant.
Oui, les scientifiques ont fait faire des bonds considérables à l'humanité, à la vie, mais…
... Non, ils n'échapperont jamais au regard ni à la critique,
Non, le monde sans droits sociaux d'avant n'est pas préférable à l'actuel, mais...
... Non, rien ne peut justifier l’érosion néolibérale moderne de ces mêmes droits sociaux,
Oui, quitte à passer pour odieusement ringards, il nous faut défendre ces conquis du passé et non-dépassés,
Oui, le développement des intelligences individuelles et collectives est notre meilleure arme pour combattre l'ignorance, l'obscurantisme, la haine,
Non, le monde sans éducation, sans intention d'émancipation, n'était pas supportable, mais non, le monde actuel néolibéral qui a programmé leur disparition ne vaut pas mieux.

C'était mieux avant ?
Non. Mais c'est cent fois pire aujourd'hui.

Membres

Qui êtes-vous ?

Quelqu'un qu'on sait être qui il est sans se douter qu'il est plus proche de celui qu'il n'a jamais été.