vendredi 29 décembre 2017

LES DIX PREDICTIONS EXCLUSIVES DE RAOUL BENARD POUR 2018 !

. En 2018, le monde nouveau (TM) sera plus nouveau que le monde moins nouveau que lui, sauf s’il devient ancien par inadvertance.

. Auquel cas, en 2018, l’ancien monde nouveau prendra la place de l’ancien monde ancien, lui-même devenu monde nouveau, qui deviendra nouveau du seul fait qu’à son nez et à sa barbe l’ancien nouveau sera, lui, devenu nouvellement ancien.

. En 2018, si, et seulement si, le fait est confirmé, il conviendra d’annuler les dispositions nouvelles frappées d'ancienneté émanant de l’ancien monde nouveau devenu ancien. De même aura-t-on soin de veiller à ce que les hobereaux perdus dans les hémicycles de la République dans la position En Marche, sans avoir trop suivi les événements, ne se présument dans l’obligation de marcher en arrière pour acter l’ancienneté de leur monde nouveau, se dispersent et désertent finalement les hémicycles ; on évitera ainsi aux chambres un vide physique, doublant le vide de sens qu'ils se sont attachés à puissamment incarner.

. En 2018, toute citoyenne, tout citoyen encore syndiqué(e)s, ou ne travaillant toujours pas le dimanche et la nuit, déclarera son conservatisme aux commissariats de police publics ou privés les plus proches, avant affectation à des cellules d’appui psychologique ou de dégrisement gérées par des start-ups sympa avec des managers jeunes et cool.

. En 2018, quelques jeunes assez débiles pour ne pas être devenus milliardaires (*) se verront proposer d'intégrer la start-up GoFast qui leur proposera des jobs cool et sympa, pleins de voyages dans de belles et grosses bagnoles, et pleins de responsabilités; ainsi, ces fainéants deviendront des hommes, apprendront les lois de l'entreprise et dealeront avec hargne, morgue, envie de niquer leur mère à leurs clients, mais intelligemment.

. En 2018, les millions d'emplois stables créés par les lois Travail, dignement rémunérés et dans un climat social pacifique, frapperont d'inutilité et enverront au chômage les agent.e.s de Pôle Emploi - agents publics gras et pullulants, qui, franchement, l'auront bien cherché. Ceux et celles-ci pourront se rendre dans une agence de Job acts, de mini-jobs ou de zero hour contracts nouvellement créées, qui leur permettra d'exercer librement leurs talents d'heure en heure, sans être plombés par un contrat de travail lourd, inutile, illisible, indéchiffrable, indigeste, obscur, marxiste, pouah, pas beau.

. En 2018 on fera des affaires et on gagnera plein d'argent. Les winners de milliers de high rate joint-ventures avanceront step by step vers une success story en targetant leur best practices sans discounter leur business.

. En 2018, une nouvelle fraternité inclusive nous fera dépasser d'antiques schémas de classe et aller vers nos semblables maltraités par la vie.
. En 2018 une force charitable et un cœur empli, une bonté pleine de vigueur nouvelle figera d'obsolescence les solidarités d'antan. Chacun vivra pour l'autre.
. En 2018 cependant, si daventure des éclopé.e.s tiennent à chômer en pantoufles, partent en vacances au soleil, refusent trois ou quatre petites heures de balade quotidienne en réseau express régional pour aller bosser, préfèrant toucher le magot du chômeur en fin de mois sur le dos des cochons de payeurs que nous sommes tous, ils devront à l'évidence en rendre compte et acquitter leur dette envers la société. Faut pas déc.

Heureuse année 2018 !

(*) "il faut des jeunes Français qui aient envie d'être milliardaires" - Emmanuel Macron, janvier 2015

dimanche 17 décembre 2017

VOIR "LES BIENHEUREUX", UN BONHEUR UTILE

Un film est sorti cette semaine, tourné à Alger, beau, lumineux, alerte, vif, plein d'énergie et d'intelligence.

Chronique d'une famille bourgeoise francophone, deux parents sexagénaires qui parlent en algérien et en français à la fois, leur histoire commune, leur héritage politique; la génération qui suit, le fils, ses copine et copains superbement interprété.e.s, toutes-tous aux prises avec un réel social et culturel lourd et un horizon bouché, mais en recherche inlassable de leur coin de bonheur.
Tout ce monde évoluant dans Alger et son soleil, agité par l'omniprésente et lancinante question : partir ? Rester ?


Sofia Djama, 35 ans, réalise ce premier long métrage courageux réaliste et profondément humain - et exposé, en France où elle a miraculeusement déniché un distributeur, à la concurrence, devinez de qui ?

Bon, allez, les ami.e.s, on est revenus de tout, tous combats perdus et illusions dévastées, le vieux monde a gagné, le nouveau sera pour le XXIIème siècle sous agrément astral, si un XXIIème siècle est encore envisageable. Soit.

Mais ça, loosers magnifiques que nous sommes, ça, on peut le faire, à l'abri des fantômes de Pol-Pot et de Milton Friedman, des tentatives sans lendemains d'évolution sociale.

Allons voir ce film, ressortons-en plus forts d'une seule certitude : on échouera sans doute à embellir le monde, le monde sait ne pas nous attendre pour créer du beau... Mais le beau nous appelle, et faute de réponse, la planète vivra au rythme d'Obi Wan Kenobi, et la semaine prochaine "Les Bienheureux" aura disparu de l'affiche.

On laisserait faire ça ?


vendredi 17 novembre 2017

L'ECONOMIE DE MARCHE EST TOTALITAIRE, MON CHER OUSBEK


Une mouche me pique, improbable donnée qui à elle seule justifie de convoquer une fois encore Ousbek et Rica. Le second s'est ouvert de son souhait d'asséner au premier quelques vérités définitives, comme lui, le second, en a le secret. Dont une, qui à elle seule justifiait de recueillir leur entretien : le prochain totalitarisme sera économique. Rica va jusqu'à penser que c'est déjà le cas, nous sommes déjà en totalitarisme. Que nous ne le réalisions pas, et n'y fassions rien, est pour lui la plus retentissante des victoires pour un système bâti sur l'économie, et qui a étendu son terrain de jeu à la totalité de nos vies.


En attendant de les entendre, plus bas, photographie : mon voisin est parti ce matin, comme tous les matins, au volant de son camion. Autant qu'on peut en déduire des inscriptions étalées sur la carlingue, mon voisin livre à des entreprises de nettoyage de textile, ou livre depuis lesdites entreprises, vers qui, peu importe : il part à l'aube, à six heures, sept heures parfois.
Il m'a confié, un jour, que partir plus tard le condamnait à se débattre dans les bouchons. Inconcevable pour son activité.

Pourquoi ces lignes ? Pour une habitude : mon voisin ouvre la cabine du camion, y prend place, ferme la portière et enclenche le moteur; après quoi il en descend. Il rentre chez lui, en ressort, se dirige de nouveau vers le camion, non pour y monter cette fois mais pour en sortir un paquet, un document, qu'il va déposer dans le coffre de sa voiture. "Qu'est-ce que j'ai pu encore oublier ?", se dit-il probablement. Mais tout est bon; retour vers le camion, démarrage : mon voisin est parti.

Il s'est passé deux à trois minutes depuis sa première entrée dans sa cabine; et pendant ce temps-là, le moteur du camion n'a cessé de tourner.
Il le sait, mon voisin : rien ne sert de laisser un moteur tourner, même au démarrage; qu'au point mort son camion consomme plus d'essence qu'en roulant. Et pourtant...
... Pourtant, il laisse tourner.

Et si le bruit du moteur le rassurait ? Nous habitons un quartier calme, mais au moment de partir le matin, de se gonfler de courage avant l'incertitude devant une nouvelle journée de travail, de quelle aide est le silence ? Le moteur qui ronronne est la certitude d'une veille, une présence, un appui. Point de repère dans l'obscur silencieux et souvent froid du petit matin.

Nous nous apaisons de ce que les choses (y compris les moteurs) "tournent", "avancent"; le bruit des voitures, les traînées jaunes des avions dans le ciel, les chiffres de croissance, les résultats sportifs, autant de conjurations de nos hantises, telles l'arrêt de la machine humaine, la mort. Autant de signes que la vie continue. Ouf, on peut continuer de se lever le matin.

C'est peut-être ça, ce besoin de réveil et de mouvement, qui fait l'unité de l'espèce autant que le péril qui la guette. Tant ce besoin de mouvement s'accompagne du besoin d'y croire (la pêche ! La forme !) sur lequel l'économie de marché vient greffer ses appétits dominateurs et d'éternité. Peut-être celà, dont Rica cherche à nous convaincre...

RICA ENTREPREND OUSBEK SUR "L'ECONOMIE DE MARCHE TOTALITAIRE"

Rica : "Mon cher Ousbek, l'économie de marché, plus encore le néo-libéralisme, sa forme obsessionnelle et névrotique, sont une porte d'entrée vers le totalitarisme".

Ousbek : "Cher Rica, précieux ami depuis l'ère des visses, des boulons et des marchands de couleurs ! Irremplaçable ami-charabia, casseur de mondes plats, bâtisseur de cathédrales en pâte à mâcher... Nous en étions restés sur un Jean - grand totem-grand teigneux - Luc, étendard d'une frêle côterie politique, objet de ta fougue défenderesse, ah, qu'on ne touchât pas à un seul et populiste cheveu du tribun-hurluberlu ! Aujourd'hui nous voilà, tout de go, en guerre contre le plancher des bulldozers et le divan des vaches à crèmes allégées. Ami ! Qu'un instant au moins de ta vie dirige tes pensées vers rien ou peu, carpe diem chaque matin, que le bonheur de toi et des autres supplée tes assauts contre les laideurs du monde, que le repos de l'esprit calme tes enfances fougueuses."

R : "De tout celà, foin. Allons droit au but. Assez de cette hypocrisie sourde et générale (ou quasi). Pas une part de notre existence individuelle et collective pour lui échapper : qui, aujourd'hui, peut espérer une vie hors de l'économie de marché? Pire : qui veut s'affranchir de ses lois, écrites ou implicites, assez fou, ou extérieur(e) à ses cadres, celui ou celle-là a le choix entre la relégation (jolie expression pour "pauvre" ou "SDF") et l'entrée chez les moines Chartreux (eux-mêmes producteurs et vendeurs d'un alcool puissant, mais le débat n'est pas là).

Où est la responsabilité, entre qui refuse d'intervenir (tant et tant d'entre nous), surbooké par la culture de son nombril, et qui s'alarme de notre sujétion à l'économie de marché ? Entre un choix guidé par la vie à long terme, et un autre de court terme, avec déséquilibres sociaux et environnementaux mais optimisation économique, le monde du marché opte pour le second, sans état d'âme, ni autre voie pour le vulgum pécus que le consentement passif. Lorsque le système ainsi édifié a produit ses effets, il est souvent devenu irréversible, intolérable pour la vie, sauf puissant mouvement en capacité de l'invalider - de plus en plus rare, voire inconcevable. Tableau d'une anémie désespérante.
Ainsi l'entrée en mondialisation, version néo-libérale, a-t-elle, de loin en loin, décidé d'une accélération économique et de dérégulations massives, débouchant sur des pollutions meurtrières de masses, déforestations, extinctions de milliers d'espèces animales, dérèglements climatiques, fontes des glaces et élévation du niveau des mers menaçant des populations entières.
L'économie de marché encaissant, elle, d'incontestables victoires : inégalités explosives, concentrations de richesses, mains d'œuvre esclavagisées en Asie et au Maghreb, ou dont les conditions de travail et de rémunération se dégradent en Occident. Avec pour point d'orgue la montée d'une inquiétude de l'avenir dont les autoritaires de tous poils tirent tous bénéfices, eux aussi.
Restent un ventre mou de classes moyennes ou aisées, ou assez libertaires pour qu'aucun indicateur de malaise ne perturbe leur passion pour le vide, et des classes déclassées et/ou néo-prolétariennes, à jamais rejetées du jeu démocratique néo-libéral - et qui le lui rendent bien par une abstention sous laquelle couve une sourde révolte.

Système que d'aucuns espèrent "corriger", "améliorer". Aimable divertimento. Amender une machine qui repose sur l'assujettissement à ses lois ? Autant jouer de la mandoline dans l'écoutille d'un char d'assaut".

O : "Patatras, Toute l'économie? L'espèce serait le jouet d'une science qu'elle-même a créée de toute pièce, nous aurions enfanté un monstre dont nous serions les esclaves ? On dirait du Asimov...".

R : "Soit, laissons reposer David Ricardo et Adam Smith, restent Friedman, Hayek, Schumpeter. Leur néo-libéralisme est l'odieuse maladie du libéralisme, sa déviance économiste, et l'outil du totalitarisme qui sera, s'il n'est pas déjà".

O : "Objection! L'Histoire du XXème siècle a tracé une séparation, qu'on aimerait définitive, entre deux totalitarismes, fascisme/nazisme et stalinisme, et la démocratie libérale de marché qui en est venue à bout. Il n'y pas eu de nouvel Hitler depuis 1945, le retour au stalinisme paraît inimaginable; alors comment oser parler de totalitarisme? La liberté d'expression est garantie, on est libre de marcher dans la rue, d'acheter et de vendre".

R : "L'économie de marché, l'imbattable liberté d'acheter librement sa baguette, remparts contre une tentation autoritaire qui ne saurait être que d'Etat. L'Etat est oppresseur, l'économie "libre" (entendre : la moins régulée possible) garante de la démocratie.

Soit, mais aux Etats Unis, le choix "démocratique" est entre deux versions du même néo-libéralisme, populiste-religieux ou social-libéral; en Chine, l'enrichissement des élites et une corruption phénoménales, issus du démantèlement de l'Etat social et du basculement dans l'économie ultra-libérale, fournissent deux solides piliers à une dictature féroce.
La Chine, le Vietnam, terres de noces du néo-libéralisme et du totalitarisme. Appelons ça capitalisme d'Etat ou Etatisme néo-libéral : la preuve est apportée que "les affaires", ou "business", et l'enfermement physique, mental et moral, sont compatibles.
Et Etats-Unis et Chine, les plus puissantes économies de la planète, officiellement démocratique et libéral pour l'un, communiste pour l'autre, roulent aux mêmes carburants : concurrence, compétition, pardon, "compétitivité" économique, autant d'indicateurs d'une économie dite libre. Ils sont aux manettes d'une mondialisation qui tire nations et peuples vers le bas, les enchaîne au court terme, à la rapidité, au stress. Et prive les démocraties d'alternances politiques (choix limité au libéralisme social ou au libéralisme conservateur), enfermant moulte pays dans le nationalisme ou l'intégrisme religieux".

O : "Bien, bien, infatigable chroniqueur de nos après-demains de chutes, trous noirs et apocalypses. Compris : bienvenue aux gardes-barrières, chiourmes et frontières ! Place aux Avida dollars et maestros perçus. Mais fichtre-diable, totalitarisme ! Que vient faire ton totalitarisme là-dedans ? Il y a loin des bœufs jusqu'à la charrue, de la fumée jusqu'au feu !"

R : "Pas d'embrasement à signaler ? Parlons départs de feux, ces trente dernières années : Jirinowski, Limonov et son parti national-bolchévique en Russie, les régimes autoritaires russes, polonais, hongrois, slovaques; l'éclosion de groupes paramilitaires. Le populisme néo-fasciste qui gangrène les systèmes politiques européens, un populiste oligarque et illuminé président des Etats-Unis.

Pour autant, le "business", est intact; les échanges et flux financiers bravent les frontières et le temps. Les affaires sont les moyen et fin de la liberté de l'individu et la baguette se vend toujours au cours officiel. Dormons.
Mais après dissipation des brouillards intellectuels et idéologiques, va donc, Ousbek, objecter contre ce nouveau planétaire way of life. Bien du plaisir. On te concèdera tout, les écarts entre riches et pauvres, la misère montante (8,9 millions de pauvres en France), toutes les avanies du monde, y compris une possible mort de l'espèce si rien n'est fait. Mais 1 - On n'y pourra rien (bras levés, yeux au ciel, avant un "bon!" sonore qui signe la fin du rêve et un retour au business). 2 - La plus infime proposition d'alternative ne pourra relever de ta part que d'un mélange de naïveté et de folie, avec spectre de dictature du prolétariat en bout de scénario.
Et donc on ne fera rien.

Le voilà, le totalitarisme : un état de liberté octroyé par un système économique et politique selon ses critères à lui, et un enfermement dans ce même système au nom du principe qu'il n'y en a pas d'autre. Quels que puissent être les revers, les drames et percussions avec le réel."


O : "Plaisant-plaisantin, affectueux magicien de nos cœurs, c'est bien de dictature fache-comm'-chiste-uniste que tu parles ! Intervertis les mots, les noms, zou, Staline devient Thatcher, Mussolini devient Medef, ta-ra-ta-ta, feeeeermez les yeux, Mesdames-Messieurs, par le zinzin tournicoteux de mon chapeau magique, je transforme une économie de l'échange en monstre dictatueur. Non, non, mon cher : c'est bien de dictatures que tu parles là. Ah, ah, démasqué, mini-tragi-prophète de malheur ! Je m'en vais de ce pas annoncer de nouveaux réveils tranquilles, préalables à de grands badaboums d'activité, à une humanité-té-té qui en a be, be, besoin, mon camarade! Taïaut, my dear, challenge, process, mon estimé !"



... L'entretien s'est interrompu. Rica a brandi un pot d'échappement, Ousbek sa carte de crédit, ce dernier en menait plus large avec son bout de plastique vert à puce que son ami avec son accessoire de voiture. Rica s'est effondré sur sa chaise, la sueur au front et les yeux perdus, Ousbek riant aux larmes en appelant une ambulance privée pour emmener son ami vers une clinique non-conventionnée. "Méfie-toi des infirmières, petit repère des peuples ! Qui sait pour qui elles travaillent, Wall Street ou le Guépéou ? Ouaaahhh !"




dimanche 11 juin 2017

TROUILLE D'ENFER, ENFER-FORUM, CAMILLE...



Mon cher Ousbek, l'intitulé du présent blog est "Rêvons, respirons" : après une campagne électorale, puissant aspirateur politique, l'esprit revient à ses marqueurs, les proches, famille, ami(e)s, quelques habitudes qui trament la vie quotidienne, un peu de soleil après de belles et bonnes pluies quand la chance s'en mêle. Du rêve, du temps retrouvé.


La trouille
Dernier retour sur l'événement. Le soir du 7 mai, tu te réjouissais de la victoire électorale d'un jeune homme pénétré des idéaux des Lumières, et je faisais grise mine. Enfin, disais-tu, il y avait déroute nationaliste, relance d'une démocratie jusque-là bloquée et d'une Europe en plein marasme : mon attitude ne pouvait relever que d'une appétence dépressive; un peu de raison et je reviendrais au cours normal, constructif, de la vie.

Pourtant, Ousbek, rien n'y fait, j'ai même une trouille bleue. Jean-Paul Delevoye, gaulliste historique digne de grande estime, disait en 2011, devant le Comité Economique et social, que la France était au bord du "burn-out", rejoint en 2016 par le futur Président qui la disait "épuisée", et ils avaient tous deux raison.
A ce même pays épuisé, le Président entend aujourd'hui ré-insufler un "esprit de conquête", il veut "libérer l'activité"; cher ami, qui comme moi connais bien ce monde, tu sais que pareil message passant les portes de l'entreprise - privée, mais pas uniquement - entraîne révision à la hausse des objectifs de production et de productivité, recherche d'accroissement de compétitivité et des marges, donc zéro répit, bien au contraire, pour un monde du travail déjà sur les genoux.

Autres signaux : un ministère "de l'action et des comptes publics" confié à un fringant trentenaire en charge, donc, de l'investissement public ("l'action", probablement), qu'on voit mal transgresser les normes budgétaires en cours puisqu'on lui confie la garde et l'équilibre des comptes publics; une nouvelle loi travail qui trimballe avec elle, une fois de plus, le vieux rêve de réconciliation entre capital et travail ("il n'y aura pas de conflit puisqu'on va discuter"); je prends les paris, cher ami : le "monde du travail", hormis bien sûr les laquais du compromis, se sentant floué, va rejeter la loi; la bien-pensance, majorité silencieuse 2.0, se déchaîner contre ces extrêmes qui refusent toutes les mains tendues, le trajet République-Nation sera de nouveau activé, les arrêts de travail relancés... et nous tous, de nouveau, basculerons dans l'épuisement.

Cousu de fil blanc, hélas. Ces gens sont harassants de double discours. D'un côté, cachez cette lutte des classes que je ne saurais voir, de l'autre, un savoir faire impressionnant pour l'attiser; en se lavant, bien-sûr, de toute responsabilité : la faute aux autres.

Et entends-le, le nouvel élu, faire la leçon nocturne de préservation de la planète à son homologue américain foldingue; le profil de son programme de relance à lui ne promet qu'accélération et vitesse, deux ingrédients de la dégradation écologique.

Cher Ousbek, nul n'a le droit de dénier à quiconque le droit ni la capacité d'innover, d'inventer, ou d'améliorer le monde. Le nouvel élu porte des promesses de savoir-faire et d'humanité qui, dans nos temps anxiogènes, nous garantissent au moins contre un Kadyrov tricolore, une Marine, un Jean-Marie, peut-être aussi contre un Temer ou une Thatcher. Sortons les bouteilles. Mais il a, comme une seconde peau, la culture du marché divin et globalement régulateur, ses références intellectuelles n'éludent pas son parti-pris pour la création de richesse et sa prudence bien classique quant à la redistribution. Derrière la nouveauté d'un homme se terre une vision poussiéreuse de la vie.

Enfer Forum

Attente d'un document qui m'attribuerait, enfin, un statut social : retraité. Ce n'est pas les pavés du Paris-Roubaix pour l'obtenir, non. Mais la voie est longue et tortueuse, on peut rêver de mieux après un an et demi à traîner deux sous-statuts totémiques de ce temps sordide : chômeur et micro-entrepreneur. On se sent illégitime dans le premier, tremplin vers la relégation et la disparition des radars sociaux, porte ouverte au refroidissement lent du corps et de l'esprit; on se plonge dans le second dans l'illusion d'un démarrage ou d'un nouveau départ, avant de constater, vite, que le marché qui permettrait d'en vivre est marginal, qu'il n'y a plus ni place ni, donc, marché, sinon, probablement, un gros marché de dupes.

L'accession au statut de retraité (un Graal dont je me convainc chaque jour, sans rire, qu'il finira bien par arriver) sera le signal rêvé pour tourner la page du 4 décembre 2015.

Ce jour-là fut celui de ma bascule vers ce no man's land social décrit plus haut. A un an et demi de la retraite, j'étais un "collaborateur de l'entreprise" dépressif et usé; les arrêts de travail succédaient aux décalages grandissants, avec les contenus professionnels et la tolérance des collègues. Je n'étais plus que machine à perdre sans boussole ni soutien... A tel point qu'on procéda à une embauche, dont il m'apparut vite qu'elle servirait à me pousser vers la sortie.
La personne embauchée y mit d'ailleurs une réelle application.

Ce soir du 4 décembre 2015, à 18h30 environ, j'étais quasiment seul au bureau; peu de temps auparavant, on m'avait demandé confirmation de ma présence à mon poste en fin de journée, et je l'avais confirmée. Trop psychologiquement cadenassé pour imaginer qu'on voulait s'assurer que je serais bien là, et sans témoin, pour m'entendre signifier mon licenciement par un Karl Stromberg de pacotille.
Le reste du récit est tout entier parodie de droit du salarié et cheminement vers la sortie, non sans une opulente gâterie : trois mois de préavis payés à chercher du travail, indemnité légale plantureuse, sur-indemnité. Et... exit.


"Enfer Forum" : déséquilibrée, naturellement, cette condamnation de l'entreprise licencieuse...



Marques de soutien, témoignages de présence, actions concrètes, de ma section syndicale CGT au quasi-plus haut de la sphère manageriale interne, me rappelaient que l'entreprise est une humanité, contre la vision largement promue de l'outil de réussite individuelle, de concurrence et d'affrontement, de conquêtes de parts de marché et richesses, au service d'un rêve de bonheur ruisselant.
L'entreprise n'est pas réductible à une caricature sadique et seulement exploitante, mais pas question d'ignorer les ingestions, par le monde salarié, de potions quasi-mortelles depuis la fin du XXème siècle, façon négociée et cool (mais avec, sur la tempe, le revolver du chômage de masse et de la déclassification), orchestrée par l'élite du patronat avec le concours d'une officine syndicale, branche salariée du Medef. Au nom d'un optimisme obligatoire il faudrait sourire à tout et en silence, du stress quotidien aux dépressions et suicides, des inégalités salariales aux dividendes distribués dans une opacité digne de l'URSS, de l'autoritarisme d'un.e chef.fe de service à un ordre économique et social policier.

C'est tout cela, ce climat suffoquant, absurde et contre-productif, qui concourt à faire d'une entreprise une charge, parfois un enfer.



Camille


Plus d'un mois qu'il a entamé son inspection, de sa chambre, de son appartement, du monde, recense ses potentialités, en évalue les ressources; Camille adoube à tours de bras, grands-parents, oncles et tantes, ami.e.s des parents, munis de respectueuses lettres de créance, qu'il reçoit sur rendez-vous avec les parents comme grands ordonnateurs, et chaque visiteur comme administrateur occasionnel de biberon.

Agenda de ministre. A l'usinage diplomatique, ajouter d'innombrables déplacements dans une poussette de fonction anonyme, des déjeuners de travail réguliers avec les parents, un surmenage menaçant à peine compensé par des siestes, interrompues par une tension estomacale que seul un biberon copieux soulagera, tant bien que mal.

Et rester haut et droit. Au premier instant extra-amniotique, Camille a détecté près de lui deux paires d'yeux éperdus de bonheur, bonheur peu à peu épuisé, lessivé, mais totalement heureux. Deux voix doucement, tendrement incrédules, deux paires de mains devenues expertes en préparation des repas, changement de couches, bains, habillements et maintien de sa tête. Deux paires de bras en lesquels se lover. Deux mobilisations sans mesure depuis le début de l'aventure enluminée. Camille prend acte, round d'observation pointilleux, mesure d'un engagement du monde qui déterminera le sien. "Continuez, les parents, maintenez le cap".


C'est ainsi, Ousbek, mon cher, que s'édifie la hiérarchie de nos priorités. Le petit-enfant capte nos regards, posés jusqu'avant lui sur les mille et uns artifices un peu fous de nos vies. Il nous recentre, et par une dialectique bien à lui nous revitalise - en nous poussant affectueusement vers la sortie.

mardi 2 mai 2017

BOUTEILLE INSOUMISE A LA MER (DERNIER ACTE)

Monsieur le Ministre et candidat,

Avec ce courrier, "que vous lirez peut-être, si vous avez le temps", j'enterre un immense doute quant à mon choix de vote pour le second tour des élections présidentielles, pour ne pas dire un refus catégorique de voter pour vous. Et je vais voter pour vous.

Monsieur le Ministre et candidat, votre intransigeance idéologique, vos faiblesses et décisions malheureuses, sont autant de suffrages offerts à votre concurrente; parmi ces dernières, votre refus de revenir sur la loi travail. Votre subordination aux lois du marché et de la concurrence, surtout sociale, envoie des pans entiers de nos concitoyens dans le camp nationaliste - sinon national-socialiste.

Les cris d'orfraies, les indignations, voire les dénonciations, face au basculement d'électeurs insoumis vers la candidate néo-fasciste dans les intentions de vote, sont d'une insupportable hypocrisie. Jetez aux orties les inemployables et autres refuzniks de l'économie concurrentielle, poussez-les au plus violent désespoir, allez les traquer chez eux pour qu'ils ne profitent pas de leur ARE sans rien faire et, surtout, faites battre au premier tour le seul candidat qui leur propose d'exprimer leur rage à l'intérieur du cadre démocratique : parvenus à ce stade de rejet, ils ne sont ni insoumis, ni d'extrême-droite, mais seulement convaincus d'être laissés à eux-mêmes, et proies idéales pour le vautour charognard fasciste qui vous est opposé le 7 mai prochain.

Et ne nous servez pas leur conscience, leur responsabilité, et autres fadaises rhétoriques : faites le premier pas, tirez ces gens des mâchoires du marché ivre de puissance destructrice (et si peu créatrice), faites votre travail de candidat aspirant à diriger un pays et son peuple, vous pourrez ensuite, mais seulement ensuite, attendre de ce peuple la vertu et la raison, et il se les devra.
Et justement, Monsieur le Ministre et candidat, notre perspective est d'aller voter pour vous, avec une certitude forte que, si vous êtes élu, le marché dérégulé poursuivra sa marche folle ! La réconciliation du capital et du travail, qui selon vous permettrait qu'il en aille autrement et que vous vendez en arrière-plan de votre projet, a autant de crédibilité qu'une chute de pluie dans le désert saharien.
Mais vous, incarnation de la constance néo-libérale, nous demandez, à nous électeurs insoumis du premier tour, d'assurer votre élection au second, et de nous protéger d'un péril national-socialiste que ce même néo-libéralisme a avivé. Mieux, et pires à la fois, sont vos attaques contre un candidat défait au premier tour, dont le travail et le nôtre ont permis de contenir et l'abstention et le vote lepeniste.

Monsieur le Ministre et candidat, personne, strictement personne, parmi les insoumis mobilisés autour de leur candidat, n'a jamais placé au même échelon d'importance ni de valeur votre candidature et celle de votre adversaire. Nous avons protesté contre le discours nauséeux qui fait de nous des proto-lepénistes, ou simplement inconscients et irresponsables, parce que nous ne nous précipitons pas dans vos bras.

Vous savez que les électeurs de Hamon et Mélenchon, légitimement effrayés par la montée de l'extrême droite et qui appellent à voter pour vous pour nous en préserver, tout en se et vous promettant le fameux 3ème tour social, n'ont aucune idée de à quoi il pourrait ressembler. Votre élection, si elle se fait, nous clouera tous au sol, assez longtemps pour que la dynamique du marché, relayée par le syndicalisme "réformiste", prenne une longueur d'avance décisive sur toute réponse sociale. "Mélancolie de gauche", disait Traverso.

Je vais aller voter avec la certitude de la faiblesse extrême de mon acte.
A mon sens, démocratie et néo-libéralisme ne sont qu'oxymore.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre et candidat, l'expression de mes sentiments dépités et ma fidélité inconditionnelle à la République.

Gilles Kujawski

jeudi 27 avril 2017

JOURNAL DE BORD D'UN INSOUMIS DECHIRE


Cher Ousbek, tu peux croire mon désarroi immense, il l'est; allège-moi au moins du renvoi dos à dos des deux finalistes de la présidentielle. J'ai conscience de leur différence, j'ai aussi l'espoir en l'intelligence et l'humanisme de l'un quand la vision de l'autre me dévaste. Mais le désarroi empire à l'idée que mon suffrage pour le jeune prodige, et sa victoire, jettent encore plus de monde, non tant dans les bras de la blondasse en premier lieu, que dans la dépression individuelle et collective qui fait de tout être humain un danger potentiel pour les autres. Donc un électeur, pourquoi pas un chien de garde actif des fascistes. Scénario des années précédentes qui ne demande qu'à se perpétuer. Désarroi aussi à l'idée que ledit jeune prodige encaisse les voix de "gauche" et, comme tu le relèves, les considère comme à peine plus qu'une rémunération sans contre-partie pour nous avoir évité le pire, démentant l'intelligence et l'humanisme que je lui prête.
 
Je ne les renvoie pas dos à dos, les deux m'effraient, à des degrés différents il est vrai.
Le scénario Plenel pourrait susciter un choc libérateur. "EM veut les voix des insoumis ? Qu'il leur parle". Trop demander, un peu de garanties plutôt qu'un blanc seing ? Mais, cher Ousbek, tu es le premier à le dire, un chouchou des marchés ne se résoudra pas à concéder à ce point envers ceux qu'il a juré de rayer de la carte. 
 
Ce qui créerait une différence entre la tatie carnassière et le jeune prodige serait que le second arrêtât de stresser son monde en se voulant rassurant. Il n'a, lui, qu'un costume, celui du manager et DRH à mi-temps, et ne réalise pas qu'il est la copie des deux personnages les plus redoutés du monde du travail. Porteur de poisse, quoi...
 
En définitive, je lèverais toute hésitation si je nous savais, tous et toutes, capables de relever le défi du lendemain du 7 mai. D'imposer un rapport de forces au jeune prodige contre le vote en sa faveur. On n'y arrivera pas, parce que la CGT et FO sont épuisés et la CFDT trop ivre du vent néo-libéral qu'elle a dans le dos, la gauche défaite et la FI encore trop balbutiante pour imposer l'unité à ses partenaires. La possible victoire du petit génie est l'effet logique de la destruction de toutes les digues sociales, dont il est un artisan zélé.

Restent les jeunes, Ousbek. Qu'ils fussent étudiants et urbains importe peu : comme celle du CIP et du CPE, une génération encore en mesure de hurler son refus du pire avant d'être happée par le marché est là, qui a voté et reste en réserve de la république.

Que nous votions ou non le 7 mai, cette génération nous demandera des comptes. Il faudra être avec elle.

Je t'embrasse, cher Ousbek

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