Monsieur,
Deux courts préalables .
Le premier : vous êtes très talentueux. Le deuxième : on prête à Voltaire le fameux "je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous ayez le droit de le dire". La citation serait apocryphe. Peu importe. Je ne sais pas pour quelle idée je mourrai volontiers (la République, sans doute), alors autant ne pas trop s'avancer, mais, pour moi, votre liberté de vous exprimer comme bon vous semble est comme les autres, inviolable.
Passés les préalables, allons au sujet.
Vous étiez un sondeur intéressant, brillant, vous êtes toujours cela, et aussi, depuis quelques temps, un militant nationaliste, au service de Mme Le Pen. Les animateurs de télévision vous apprécient : vous défendez avec brio, calme, culture et humour, une idée qui a commis des ravages dans le paysage politique, et qui, si elle n'était pas contenue, porterait la possible agonie de la République. Vous la défendez avec tant de ce talent dont il est question plus haut, qu'à vous seul vous la faites efficacement progresser.
L'idée s'articule en trois parties : 1 - la gauche est décrédibilisée, et inopérante pour accomplir sa mission historique de défense des classes populaires, 2 - lesdites classes populaires, toujours demandeuses de défense et protection de leurs valeurs et intérêts matériels et moraux, se dérobent à la gauche et se sont tournées, et se tournent toujours, vers le R.N., dépositaire aujourd'hui de la mission de les défendre, 3 - la gauche ne peut, elle, se dérober aux classes populaires, sauf à les trahir une seconde fois (voir plus loin).
Vous ne le dites pas mais le susurrez : le R.N. ayant succédé à la gauche, elle n'a d'autre choix que de le rallier, ou, carrément, lui laisser la place.
La première des trois parties repose sur un constat réel. Vous seriez crédible en la rappelant, si, malheureusement pour vous, vous ne preniez pas au passage vos désirs pour une réalité.
C'est aujourd'hui reconnu partout, sauf par les sociaux-médiocrates endurcis : oui, la gauche française a brutalement rompu avec les classes populaires il y a 40 ans, le fossé atteignant des proportions gigantesques depuis. L'alignement socialiste sur l'Europe et la mondialisation néo-libérales d'un côté, la chute de l'URSS de l'autre, ont plus fait pour creuser un abîme entre la gauche et le Peuple que des décennies de propagande de droite. Pire : à mesure qu'elle les décimait, la gauche tentait de convaincre ses militants et électeurs que c'était pour leur bien. Le bourreau était bienveillant : constante des discours mitterrandien, rocardien, puis hollandais.
Ainsi la gauche officielle est devenue gauche libérale de marché, la gauche communiste la vouant aux gémonies, tout en négociant avec elle des places éligibles dans les communes, les départements et les régions.
Et la gauche tout entière de s'étonner de ce pied de nez qui a consisté, chez beaucoup de ses militant(e)s et électeurs (trices), à la quitter, s'enfermer dans le mutisme civique ou dans le vote nationaliste.
Vous partagez probablement ce constat.
Et en déduisez que le fruit est mûr. Devenu culturellement et politiquement hégémonique dans le Peuple, le R.N. va voir venir à lui l'ancienne gauche en lambeaux. Ainsi la gauche, disiez-vous sur le plateau de "C ce soir" jeudi soir 2 février, se ralliera, ou porterait la responsabilité d'une division de la contestation de la réforme des retraites - et de son vote au Parlement.
Vous me faites penser, Monsieur Sainte-Marie, à cette scène de "Rebecca", le film de Alfred Hitchcock (d'après Daphné du Maurier), dans laquelle la terrifiante domestique de Manderley, trop nostalgique de son ancienne patronne pour laisser la nouvelle prendre place au manoir, l'hypnotise, et tente de la faire sauter par une haute fenêtre. "Sautez, mais sautez donc, vous en avez envie, vous le voulez...".
Pas de chance : elle ne saute pas.
Par contre, la domestique, Mrs Danvers, met le feu au manoir.
Nous sommes devant un potentiel point de bascule. Le fil est tendu. L'effort déployé par vous-mêmes et les 89 robots nationalistes en costumes bleus de l'Assemblée Nationale pour annoncer l'ordre nouveau est puissant. Parallèlement et mille fois plus efficacement, la mécanique macronienne (qu'on continuera d'appeler néo-libérale, faute de mieux) continue ses ravages dans une population de plus en plus convaincue que, laissée à elle-même par un système économique et un gouvernement qui ne veulent pas d'elle, elle n'a d'autre choix que la dépression, ou la violence.
Nul ne peut savoir ce que sera la réaction populaire, quel que soit le destin de la réforme des retraites. Si nous arrivons à l'arrêter dans la rue, notre devoir continuera d'être aux côtés des victimes de ce système inégalitaire.
Notre autre devoir, Monsieur Sainte-Marie, nous qui avons la Raison chevillée au corps et à l'esprit, sera de tout faire, tout, pour soutenir ces victimes, qui seraient demain les vôtres, tout en continuant de vous combattre, tout en essayant, par tous les moyens de l'intelligence, de convaincre nos concitoyens, de toutes origines ethniques ou géographiques, régularisé(e)s ou en attente de régularisation, que vous portez au mieux une supercherie. Au mieux.
En bref, nous ne nous rallierons pas.
Mais, et là encore vous avez raison, le travail pour que la gauche ait une allure présentable auprès de ses futur(e)s mandant(e)s, à conquérir ou reconquérir, est pharaonique. Aucune illusion n'est possible. Nous avons trop peu de temps pour être nos mauvaises copies, le travail, le courage, le dépassement, l'intelligence seront les carburants vitaux, faute desquels il vaudrait mieux ne rien tenter.
Heureusement, Monsieur Sainte-Marie, vous êtes là. Au cas où il manquerait à tel(le) ou tel(le) d'entre nous la plus petite motivation, vos annonces tranquilles de l'inévitable basculement de la République vers son délitement forgent une volonté, jusques-et y compris chez le rédacteur de ces lignes, pourtant le terrain d'un doute quasi-méthodique. Je me reconnais dans la formation la plus honnie de la Nupes, qui n'est pas chaque jour une bénédiction divine pour ses militant(e)s, mais j'y suis et j'y reste. Non par attachement affectif ou aveugle, mais parce que l'extrême dureté de ces temps, et les tentations irrationnelles qui émergent chaque instant (dont le R.N. est une puissante illustration), appellent à la responsabilité de chacun(e).
Je prends la mienne, et vous adresse, Monsieur Sainte-Marie, l'expression de ma considération distinguée.