dimanche 4 septembre 2022

LA "RENTREE LITTERAIRE" , GROS PUDDING SAUCE MERCANTILE

La lecture, la culture, sont une science-fiction secondaire, observable dès le mois de mai de chaque année. Se met alors en place un rouleau compresseur délirant et autiste, nommé "rentrée littéraire".

En mai, tous les titres éligibles à "la rentrée littéraire" sont prêts pour un circuit, aussi rôdé que démentiel, auquel les éditeurs bien en chair ont accès (c'est plus délicat pour les autres) : présentation aux libraires, enseignes, journalistes. Les représentant(e)s et autres commerciaux centraux partent ensuite en moisson de commandes, les attaché(e)s de presse de batailler pour que Virginie Descente ou Amélie Entrombe ait sa critique en page de droite, les services de publicité de décrocher des budgets-pub à même de faire manger la poussière aux maudites campagnes récurrentes de Galligraseuil, relayées aujourd'hui par Laffayarbin-Michel. 
C'est ainsi que, de mi-août à fin septembre, plus de 500 titres saturent les librairies et le marché dans son ensemble (711 en 2010, 580 en 2017, 521 en 2021). 200 de moins qu'il y a 10 ans : moins un signe de sagesse d'éditeurs ayant réalisé la vanité délirante de cette foire, que d'une baisse constatée de la lecture et des ventes.
(Ciel, ma demande !)

Une mêlée qui vise, évidemment, de la part des producteurs et de leurs groupes tutélaires, à tirer les budgets de rentrée vers les achats de livres, occuper plus de tables et de place que leurs concurrents dans les librairies (et aussi chez un prédateur en ligne), et réaliser du chiffre d'affaires. Bien sûr, les mêmes sont dans les préparatifs de fin d'année, donc dans les budgets prévisionnels : hors de question, aux trois quarts de l'année, de louper la marche d'août-septembre, encore moins d'affronter la mine déconfite d'Emmanuel Norrère et Amélie Carthomb et de leurs agents face à des ventes insuffisantes. Car alors ne resteraient, pour tenter de garder le moral, que la loterie des prix littéraires et le boom de fin d'année.
Bienvenue dans le marché du livre.

Mais l'opération-raid "rentrée littéraire" ne se contente pas de mobiliser la chaîne du livre tout entière, de déchaîner les critiques, de prendre à la gorge un public en diminution d'amateurs de livres, et de l'enjoindre à consommer.

Elle acte d'abord une politique de l'offre version matraquage : voilà des centaines de libraires, tenu(e)s de suivre le mouvement, d'ingurgiter du jeu d'épreuves à la pelle de mai à juillet, s'ils veulent faire leur métier de sélectionneurs face à un tel raz de marée orchestré par leurs fournisseurs - et, au passage, maintenir leur taux de marge.
Elle façonne l'esprit de la lecture : au plaisir de la découverte, à la déambulation curieuse entre tables et rayons, au choix lent, parfois hésitant, elle substitue l'injonction : c'est la rentrée, les enfants, à l'école, et vous, achetez des livres, point. Et le/la consommateur/trice - lecteur/trice de voir s'ouvrir devant lui/elle les bras et sourires Gibbs-Colgate des Yasmina (Khadra), Isabelle (Carré)  Muriel et d'autres, sur France 5 (La Grande librairie) dans un JT ou deux, dans presque toute la presse écrite numérique ou papier.

Ce blitzkrieg de stocks et de marketing ne concerne pas que les livres, ni la seule "rentrée littéraire". Les campagnes publicitaires éditoriales émaillent toute l'année, avec, en particulier, les lancements des Anna de Rosnay, des Tatiana Gavalda, des Philippe Adam ou des Jean-Philippe Blondel.
Le parasitisme de la "rentrée littéraire" tient dans la concentration de tant d'offensives sur si peu de temps. Comme si le fameux temps de cerveau disponible n'était envisageable qu'indisponible, sans attendre, dès la fin  des vacances.

Evidemment, nous dit-on, les stars littéraires ne sont pas les seules publiées, on n'oublie pas les autres, tous les autres !
Vraiment ? Sur toutes les nouveautés de "rentrée", combien sortent du lot, obtiennent des ventes raisonnables, combien d'auteur(e)s se font réellement un nom ou confirment-ils/elles leur place sur le marché du livre ? En réalité, la "rentrée littéraire" est l'occasion d'un bouillon consistant dont beaucoup d'auteur(e)s peu ou pas connu(e)s, ainsi que leurs éditeurs, font les frais.

Ce serait "le jeu".

La belle affaire ! Peut-on parler de "jeu" s'agissant de lecture, de culture, et d'un produit, le livre, dont le destin tient dans une alternative simple : il survit (au smartphone, à l'accélération de la vie, aux angoisses du futur...), ou il crève ?
Le livre est un marché mais n'est pas réductible au seul marché. La "rentrée littéraire" flatte quelques acteurs et actrices du marché du livre mais ne fait aucunement progresser la lecture en France. Elle passe à côté et au-dessus du seul public à conquérir si l'on veut espérer donner au livre un avenir : les jeunes. Elle occulte une donnée économique et sociale si fondamentale qu'on ne voit qu'elle : une pauvreté montante, la crainte de plus en en plus forte du déclassement et du chômage, et une valeur culture embarrassante pour les pouvoirs publics - et dont la popularité a rarement été aussi basse, sont la promesse du naufrage, pour les livres et la lecture, et pour la "rentrée littéraire" qui est leur enfant de hasard.

En attendant une prise de conscience de l'enjeu de survie qui est devant nous, dont l'idéologie néolibérale triomphante paraît totalement incapable, le souci majeur du marché du livre, comme d'autres marchés, est de produire. Un éditeur bien en chair, fournisseur à sa maison-mère de PMT, de résultats avant impôt et de dividendes, sait combien il a vendu du dernier Guillaume Levy, ou du dernier Amélie Angot. Mais il a promis un + 15, + 20 ou + 25% de ventes à leur agent pour leur prochaine merveille, objectif : éviter qu'ils/elles aillent signer ailleurs. Les dernières ventes en date sont un point noir, effaçable par un coup de challenge à même de faire place à une réalité plus virile, combattante, agressive : produisons. Et place à de futurs contrats à l'avenant.

Comme le hurlait jadis John "Rotten" Lydon, "no future !"

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