dimanche 11 juin 2017

TROUILLE D'ENFER, ENFER-FORUM, CAMILLE...



Mon cher Ousbek, l'intitulé du présent blog est "Rêvons, respirons" : après une campagne électorale, puissant aspirateur politique, l'esprit revient à ses marqueurs, les proches, famille, ami(e)s, quelques habitudes qui trament la vie quotidienne, un peu de soleil après de belles et bonnes pluies quand la chance s'en mêle. Du rêve, du temps retrouvé.


La trouille
Dernier retour sur l'événement. Le soir du 7 mai, tu te réjouissais de la victoire électorale d'un jeune homme pénétré des idéaux des Lumières, et je faisais grise mine. Enfin, disais-tu, il y avait déroute nationaliste, relance d'une démocratie jusque-là bloquée et d'une Europe en plein marasme : mon attitude ne pouvait relever que d'une appétence dépressive; un peu de raison et je reviendrais au cours normal, constructif, de la vie.

Pourtant, Ousbek, rien n'y fait, j'ai même une trouille bleue. Jean-Paul Delevoye, gaulliste historique digne de grande estime, disait en 2011, devant le Comité Economique et social, que la France était au bord du "burn-out", rejoint en 2016 par le futur Président qui la disait "épuisée", et ils avaient tous deux raison.
A ce même pays épuisé, le Président entend aujourd'hui ré-insufler un "esprit de conquête", il veut "libérer l'activité"; cher ami, qui comme moi connais bien ce monde, tu sais que pareil message passant les portes de l'entreprise - privée, mais pas uniquement - entraîne révision à la hausse des objectifs de production et de productivité, recherche d'accroissement de compétitivité et des marges, donc zéro répit, bien au contraire, pour un monde du travail déjà sur les genoux.

Autres signaux : un ministère "de l'action et des comptes publics" confié à un fringant trentenaire en charge, donc, de l'investissement public ("l'action", probablement), qu'on voit mal transgresser les normes budgétaires en cours puisqu'on lui confie la garde et l'équilibre des comptes publics; une nouvelle loi travail qui trimballe avec elle, une fois de plus, le vieux rêve de réconciliation entre capital et travail ("il n'y aura pas de conflit puisqu'on va discuter"); je prends les paris, cher ami : le "monde du travail", hormis bien sûr les laquais du compromis, se sentant floué, va rejeter la loi; la bien-pensance, majorité silencieuse 2.0, se déchaîner contre ces extrêmes qui refusent toutes les mains tendues, le trajet République-Nation sera de nouveau activé, les arrêts de travail relancés... et nous tous, de nouveau, basculerons dans l'épuisement.

Cousu de fil blanc, hélas. Ces gens sont harassants de double discours. D'un côté, cachez cette lutte des classes que je ne saurais voir, de l'autre, un savoir faire impressionnant pour l'attiser; en se lavant, bien-sûr, de toute responsabilité : la faute aux autres.

Et entends-le, le nouvel élu, faire la leçon nocturne de préservation de la planète à son homologue américain foldingue; le profil de son programme de relance à lui ne promet qu'accélération et vitesse, deux ingrédients de la dégradation écologique.

Cher Ousbek, nul n'a le droit de dénier à quiconque le droit ni la capacité d'innover, d'inventer, ou d'améliorer le monde. Le nouvel élu porte des promesses de savoir-faire et d'humanité qui, dans nos temps anxiogènes, nous garantissent au moins contre un Kadyrov tricolore, une Marine, un Jean-Marie, peut-être aussi contre un Temer ou une Thatcher. Sortons les bouteilles. Mais il a, comme une seconde peau, la culture du marché divin et globalement régulateur, ses références intellectuelles n'éludent pas son parti-pris pour la création de richesse et sa prudence bien classique quant à la redistribution. Derrière la nouveauté d'un homme se terre une vision poussiéreuse de la vie.

Enfer Forum

Attente d'un document qui m'attribuerait, enfin, un statut social : retraité. Ce n'est pas les pavés du Paris-Roubaix pour l'obtenir, non. Mais la voie est longue et tortueuse, on peut rêver de mieux après un an et demi à traîner deux sous-statuts totémiques de ce temps sordide : chômeur et micro-entrepreneur. On se sent illégitime dans le premier, tremplin vers la relégation et la disparition des radars sociaux, porte ouverte au refroidissement lent du corps et de l'esprit; on se plonge dans le second dans l'illusion d'un démarrage ou d'un nouveau départ, avant de constater, vite, que le marché qui permettrait d'en vivre est marginal, qu'il n'y a plus ni place ni, donc, marché, sinon, probablement, un gros marché de dupes.

L'accession au statut de retraité (un Graal dont je me convainc chaque jour, sans rire, qu'il finira bien par arriver) sera le signal rêvé pour tourner la page du 4 décembre 2015.

Ce jour-là fut celui de ma bascule vers ce no man's land social décrit plus haut. A un an et demi de la retraite, j'étais un "collaborateur de l'entreprise" dépressif et usé; les arrêts de travail succédaient aux décalages grandissants, avec les contenus professionnels et la tolérance des collègues. Je n'étais plus que machine à perdre sans boussole ni soutien... A tel point qu'on procéda à une embauche, dont il m'apparut vite qu'elle servirait à me pousser vers la sortie.
La personne embauchée y mit d'ailleurs une réelle application.

Ce soir du 4 décembre 2015, à 18h30 environ, j'étais quasiment seul au bureau; peu de temps auparavant, on m'avait demandé confirmation de ma présence à mon poste en fin de journée, et je l'avais confirmée. Trop psychologiquement cadenassé pour imaginer qu'on voulait s'assurer que je serais bien là, et sans témoin, pour m'entendre signifier mon licenciement par un Karl Stromberg de pacotille.
Le reste du récit est tout entier parodie de droit du salarié et cheminement vers la sortie, non sans une opulente gâterie : trois mois de préavis payés à chercher du travail, indemnité légale plantureuse, sur-indemnité. Et... exit.


"Enfer Forum" : déséquilibrée, naturellement, cette condamnation de l'entreprise licencieuse...



Marques de soutien, témoignages de présence, actions concrètes, de ma section syndicale CGT au quasi-plus haut de la sphère manageriale interne, me rappelaient que l'entreprise est une humanité, contre la vision largement promue de l'outil de réussite individuelle, de concurrence et d'affrontement, de conquêtes de parts de marché et richesses, au service d'un rêve de bonheur ruisselant.
L'entreprise n'est pas réductible à une caricature sadique et seulement exploitante, mais pas question d'ignorer les ingestions, par le monde salarié, de potions quasi-mortelles depuis la fin du XXème siècle, façon négociée et cool (mais avec, sur la tempe, le revolver du chômage de masse et de la déclassification), orchestrée par l'élite du patronat avec le concours d'une officine syndicale, branche salariée du Medef. Au nom d'un optimisme obligatoire il faudrait sourire à tout et en silence, du stress quotidien aux dépressions et suicides, des inégalités salariales aux dividendes distribués dans une opacité digne de l'URSS, de l'autoritarisme d'un.e chef.fe de service à un ordre économique et social policier.

C'est tout cela, ce climat suffoquant, absurde et contre-productif, qui concourt à faire d'une entreprise une charge, parfois un enfer.



Camille


Plus d'un mois qu'il a entamé son inspection, de sa chambre, de son appartement, du monde, recense ses potentialités, en évalue les ressources; Camille adoube à tours de bras, grands-parents, oncles et tantes, ami.e.s des parents, munis de respectueuses lettres de créance, qu'il reçoit sur rendez-vous avec les parents comme grands ordonnateurs, et chaque visiteur comme administrateur occasionnel de biberon.

Agenda de ministre. A l'usinage diplomatique, ajouter d'innombrables déplacements dans une poussette de fonction anonyme, des déjeuners de travail réguliers avec les parents, un surmenage menaçant à peine compensé par des siestes, interrompues par une tension estomacale que seul un biberon copieux soulagera, tant bien que mal.

Et rester haut et droit. Au premier instant extra-amniotique, Camille a détecté près de lui deux paires d'yeux éperdus de bonheur, bonheur peu à peu épuisé, lessivé, mais totalement heureux. Deux voix doucement, tendrement incrédules, deux paires de mains devenues expertes en préparation des repas, changement de couches, bains, habillements et maintien de sa tête. Deux paires de bras en lesquels se lover. Deux mobilisations sans mesure depuis le début de l'aventure enluminée. Camille prend acte, round d'observation pointilleux, mesure d'un engagement du monde qui déterminera le sien. "Continuez, les parents, maintenez le cap".


C'est ainsi, Ousbek, mon cher, que s'édifie la hiérarchie de nos priorités. Le petit-enfant capte nos regards, posés jusqu'avant lui sur les mille et uns artifices un peu fous de nos vies. Il nous recentre, et par une dialectique bien à lui nous revitalise - en nous poussant affectueusement vers la sortie.

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