vendredi 17 novembre 2017

L'ECONOMIE DE MARCHE EST TOTALITAIRE, MON CHER OUSBEK


Une mouche me pique, improbable donnée qui à elle seule justifie de convoquer une fois encore Ousbek et Rica. Le second s'est ouvert de son souhait d'asséner au premier quelques vérités définitives, comme lui, le second, en a le secret. Dont une, qui à elle seule justifiait de recueillir leur entretien : le prochain totalitarisme sera économique. Rica va jusqu'à penser que c'est déjà le cas, nous sommes déjà en totalitarisme. Que nous ne le réalisions pas, et n'y fassions rien, est pour lui la plus retentissante des victoires pour un système bâti sur l'économie, et qui a étendu son terrain de jeu à la totalité de nos vies.


En attendant de les entendre, plus bas, photographie : mon voisin est parti ce matin, comme tous les matins, au volant de son camion. Autant qu'on peut en déduire des inscriptions étalées sur la carlingue, mon voisin livre à des entreprises de nettoyage de textile, ou livre depuis lesdites entreprises, vers qui, peu importe : il part à l'aube, à six heures, sept heures parfois.
Il m'a confié, un jour, que partir plus tard le condamnait à se débattre dans les bouchons. Inconcevable pour son activité.

Pourquoi ces lignes ? Pour une habitude : mon voisin ouvre la cabine du camion, y prend place, ferme la portière et enclenche le moteur; après quoi il en descend. Il rentre chez lui, en ressort, se dirige de nouveau vers le camion, non pour y monter cette fois mais pour en sortir un paquet, un document, qu'il va déposer dans le coffre de sa voiture. "Qu'est-ce que j'ai pu encore oublier ?", se dit-il probablement. Mais tout est bon; retour vers le camion, démarrage : mon voisin est parti.

Il s'est passé deux à trois minutes depuis sa première entrée dans sa cabine; et pendant ce temps-là, le moteur du camion n'a cessé de tourner.
Il le sait, mon voisin : rien ne sert de laisser un moteur tourner, même au démarrage; qu'au point mort son camion consomme plus d'essence qu'en roulant. Et pourtant...
... Pourtant, il laisse tourner.

Et si le bruit du moteur le rassurait ? Nous habitons un quartier calme, mais au moment de partir le matin, de se gonfler de courage avant l'incertitude devant une nouvelle journée de travail, de quelle aide est le silence ? Le moteur qui ronronne est la certitude d'une veille, une présence, un appui. Point de repère dans l'obscur silencieux et souvent froid du petit matin.

Nous nous apaisons de ce que les choses (y compris les moteurs) "tournent", "avancent"; le bruit des voitures, les traînées jaunes des avions dans le ciel, les chiffres de croissance, les résultats sportifs, autant de conjurations de nos hantises, telles l'arrêt de la machine humaine, la mort. Autant de signes que la vie continue. Ouf, on peut continuer de se lever le matin.

C'est peut-être ça, ce besoin de réveil et de mouvement, qui fait l'unité de l'espèce autant que le péril qui la guette. Tant ce besoin de mouvement s'accompagne du besoin d'y croire (la pêche ! La forme !) sur lequel l'économie de marché vient greffer ses appétits dominateurs et d'éternité. Peut-être celà, dont Rica cherche à nous convaincre...

RICA ENTREPREND OUSBEK SUR "L'ECONOMIE DE MARCHE TOTALITAIRE"

Rica : "Mon cher Ousbek, l'économie de marché, plus encore le néo-libéralisme, sa forme obsessionnelle et névrotique, sont une porte d'entrée vers le totalitarisme".

Ousbek : "Cher Rica, précieux ami depuis l'ère des visses, des boulons et des marchands de couleurs ! Irremplaçable ami-charabia, casseur de mondes plats, bâtisseur de cathédrales en pâte à mâcher... Nous en étions restés sur un Jean - grand totem-grand teigneux - Luc, étendard d'une frêle côterie politique, objet de ta fougue défenderesse, ah, qu'on ne touchât pas à un seul et populiste cheveu du tribun-hurluberlu ! Aujourd'hui nous voilà, tout de go, en guerre contre le plancher des bulldozers et le divan des vaches à crèmes allégées. Ami ! Qu'un instant au moins de ta vie dirige tes pensées vers rien ou peu, carpe diem chaque matin, que le bonheur de toi et des autres supplée tes assauts contre les laideurs du monde, que le repos de l'esprit calme tes enfances fougueuses."

R : "De tout celà, foin. Allons droit au but. Assez de cette hypocrisie sourde et générale (ou quasi). Pas une part de notre existence individuelle et collective pour lui échapper : qui, aujourd'hui, peut espérer une vie hors de l'économie de marché? Pire : qui veut s'affranchir de ses lois, écrites ou implicites, assez fou, ou extérieur(e) à ses cadres, celui ou celle-là a le choix entre la relégation (jolie expression pour "pauvre" ou "SDF") et l'entrée chez les moines Chartreux (eux-mêmes producteurs et vendeurs d'un alcool puissant, mais le débat n'est pas là).

Où est la responsabilité, entre qui refuse d'intervenir (tant et tant d'entre nous), surbooké par la culture de son nombril, et qui s'alarme de notre sujétion à l'économie de marché ? Entre un choix guidé par la vie à long terme, et un autre de court terme, avec déséquilibres sociaux et environnementaux mais optimisation économique, le monde du marché opte pour le second, sans état d'âme, ni autre voie pour le vulgum pécus que le consentement passif. Lorsque le système ainsi édifié a produit ses effets, il est souvent devenu irréversible, intolérable pour la vie, sauf puissant mouvement en capacité de l'invalider - de plus en plus rare, voire inconcevable. Tableau d'une anémie désespérante.
Ainsi l'entrée en mondialisation, version néo-libérale, a-t-elle, de loin en loin, décidé d'une accélération économique et de dérégulations massives, débouchant sur des pollutions meurtrières de masses, déforestations, extinctions de milliers d'espèces animales, dérèglements climatiques, fontes des glaces et élévation du niveau des mers menaçant des populations entières.
L'économie de marché encaissant, elle, d'incontestables victoires : inégalités explosives, concentrations de richesses, mains d'œuvre esclavagisées en Asie et au Maghreb, ou dont les conditions de travail et de rémunération se dégradent en Occident. Avec pour point d'orgue la montée d'une inquiétude de l'avenir dont les autoritaires de tous poils tirent tous bénéfices, eux aussi.
Restent un ventre mou de classes moyennes ou aisées, ou assez libertaires pour qu'aucun indicateur de malaise ne perturbe leur passion pour le vide, et des classes déclassées et/ou néo-prolétariennes, à jamais rejetées du jeu démocratique néo-libéral - et qui le lui rendent bien par une abstention sous laquelle couve une sourde révolte.

Système que d'aucuns espèrent "corriger", "améliorer". Aimable divertimento. Amender une machine qui repose sur l'assujettissement à ses lois ? Autant jouer de la mandoline dans l'écoutille d'un char d'assaut".

O : "Patatras, Toute l'économie? L'espèce serait le jouet d'une science qu'elle-même a créée de toute pièce, nous aurions enfanté un monstre dont nous serions les esclaves ? On dirait du Asimov...".

R : "Soit, laissons reposer David Ricardo et Adam Smith, restent Friedman, Hayek, Schumpeter. Leur néo-libéralisme est l'odieuse maladie du libéralisme, sa déviance économiste, et l'outil du totalitarisme qui sera, s'il n'est pas déjà".

O : "Objection! L'Histoire du XXème siècle a tracé une séparation, qu'on aimerait définitive, entre deux totalitarismes, fascisme/nazisme et stalinisme, et la démocratie libérale de marché qui en est venue à bout. Il n'y pas eu de nouvel Hitler depuis 1945, le retour au stalinisme paraît inimaginable; alors comment oser parler de totalitarisme? La liberté d'expression est garantie, on est libre de marcher dans la rue, d'acheter et de vendre".

R : "L'économie de marché, l'imbattable liberté d'acheter librement sa baguette, remparts contre une tentation autoritaire qui ne saurait être que d'Etat. L'Etat est oppresseur, l'économie "libre" (entendre : la moins régulée possible) garante de la démocratie.

Soit, mais aux Etats Unis, le choix "démocratique" est entre deux versions du même néo-libéralisme, populiste-religieux ou social-libéral; en Chine, l'enrichissement des élites et une corruption phénoménales, issus du démantèlement de l'Etat social et du basculement dans l'économie ultra-libérale, fournissent deux solides piliers à une dictature féroce.
La Chine, le Vietnam, terres de noces du néo-libéralisme et du totalitarisme. Appelons ça capitalisme d'Etat ou Etatisme néo-libéral : la preuve est apportée que "les affaires", ou "business", et l'enfermement physique, mental et moral, sont compatibles.
Et Etats-Unis et Chine, les plus puissantes économies de la planète, officiellement démocratique et libéral pour l'un, communiste pour l'autre, roulent aux mêmes carburants : concurrence, compétition, pardon, "compétitivité" économique, autant d'indicateurs d'une économie dite libre. Ils sont aux manettes d'une mondialisation qui tire nations et peuples vers le bas, les enchaîne au court terme, à la rapidité, au stress. Et prive les démocraties d'alternances politiques (choix limité au libéralisme social ou au libéralisme conservateur), enfermant moulte pays dans le nationalisme ou l'intégrisme religieux".

O : "Bien, bien, infatigable chroniqueur de nos après-demains de chutes, trous noirs et apocalypses. Compris : bienvenue aux gardes-barrières, chiourmes et frontières ! Place aux Avida dollars et maestros perçus. Mais fichtre-diable, totalitarisme ! Que vient faire ton totalitarisme là-dedans ? Il y a loin des bœufs jusqu'à la charrue, de la fumée jusqu'au feu !"

R : "Pas d'embrasement à signaler ? Parlons départs de feux, ces trente dernières années : Jirinowski, Limonov et son parti national-bolchévique en Russie, les régimes autoritaires russes, polonais, hongrois, slovaques; l'éclosion de groupes paramilitaires. Le populisme néo-fasciste qui gangrène les systèmes politiques européens, un populiste oligarque et illuminé président des Etats-Unis.

Pour autant, le "business", est intact; les échanges et flux financiers bravent les frontières et le temps. Les affaires sont les moyen et fin de la liberté de l'individu et la baguette se vend toujours au cours officiel. Dormons.
Mais après dissipation des brouillards intellectuels et idéologiques, va donc, Ousbek, objecter contre ce nouveau planétaire way of life. Bien du plaisir. On te concèdera tout, les écarts entre riches et pauvres, la misère montante (8,9 millions de pauvres en France), toutes les avanies du monde, y compris une possible mort de l'espèce si rien n'est fait. Mais 1 - On n'y pourra rien (bras levés, yeux au ciel, avant un "bon!" sonore qui signe la fin du rêve et un retour au business). 2 - La plus infime proposition d'alternative ne pourra relever de ta part que d'un mélange de naïveté et de folie, avec spectre de dictature du prolétariat en bout de scénario.
Et donc on ne fera rien.

Le voilà, le totalitarisme : un état de liberté octroyé par un système économique et politique selon ses critères à lui, et un enfermement dans ce même système au nom du principe qu'il n'y en a pas d'autre. Quels que puissent être les revers, les drames et percussions avec le réel."


O : "Plaisant-plaisantin, affectueux magicien de nos cœurs, c'est bien de dictature fache-comm'-chiste-uniste que tu parles ! Intervertis les mots, les noms, zou, Staline devient Thatcher, Mussolini devient Medef, ta-ra-ta-ta, feeeeermez les yeux, Mesdames-Messieurs, par le zinzin tournicoteux de mon chapeau magique, je transforme une économie de l'échange en monstre dictatueur. Non, non, mon cher : c'est bien de dictatures que tu parles là. Ah, ah, démasqué, mini-tragi-prophète de malheur ! Je m'en vais de ce pas annoncer de nouveaux réveils tranquilles, préalables à de grands badaboums d'activité, à une humanité-té-té qui en a be, be, besoin, mon camarade! Taïaut, my dear, challenge, process, mon estimé !"



... L'entretien s'est interrompu. Rica a brandi un pot d'échappement, Ousbek sa carte de crédit, ce dernier en menait plus large avec son bout de plastique vert à puce que son ami avec son accessoire de voiture. Rica s'est effondré sur sa chaise, la sueur au front et les yeux perdus, Ousbek riant aux larmes en appelant une ambulance privée pour emmener son ami vers une clinique non-conventionnée. "Méfie-toi des infirmières, petit repère des peuples ! Qui sait pour qui elles travaillent, Wall Street ou le Guépéou ? Ouaaahhh !"




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