jeudi 26 avril 2018

INSOUMIS, POUR L'ENTREPRISE.

Il sera question ici de l'entreprise, un deuxième volet sera consacré à l'Europe.

L'ENTREPRISE

Contrat d'Insertion Professionnelle (CIP) en 1994, Contrat Première Embauche (CPE) en 2006 : à deux reprises dans l'histoire sociale récente, deux projets de contournement du droit du travail ont été repoussés, qui entendaient, officiellement, faciliter l'embauche ou l'insertion des jeunes dans les entreprises moyennant des conditions plus aléatoires et précaires que celles de leurs aînés (80% du SMIC pour le CIP, période d'essai de deux ans pour le CPE).
"Anti-jeunisme", attaque contre le droit du travail, anti-libéralisme, brandis haut et fort, ont eu raison des deux textes; dans le même temps, des sondages révélaient la préférence des jeunes pour l'emploi public (1) et leur défiance vis-à-vis de cette bonne fée de l'économie qui cherchait à les séduire par tous moyens, yeux doux et jeu de mandoline à l'appui : l'entreprise privée .

Devant une société bienveillante mais affairée à compter les points, les jeunes contestaient rien moins qu'une évidence : l'entreprise était à prendre ou à laisser. Point de passage incontournable dans le cours de la vie, créatrice de richesses et d'emplois, et, à ces titres, intouchable et...incontestable. Mais aussi porteuse d'un paquet de "valeurs" hautement idéologiques (dérégulation, concurrence, compétition, individualisme, inégalité, hiérarchie, pouvoir, centralisme) en greffe progressive dans la société, contre-pouvoir dressé contre l'Etat, puissant relais d'une mondialisation débridée.
Les contestataires de 1994 et 2006 instruisaient le procès d'un modèle d'entreprise hégémonique, hautement contestable, voire souvent hideux.
Suivez le guide.


PROCES DE L'ENTREPRISE HIDEUSE...


"Quelle entreprise ?" L'agriculteur et ses 350 euros mensuels, le plombier de quartier, le libraire, l'artisan-couvreur, avec leurs horaires de travail, leurs gros impôts et cotises sociales ? Ou bien Carrefour, Auchan, Amazon, Canal plus, Bouygues, Décathlon, leurs actionnaires, leurs taux d'impôts mitonnés par Bercy, leur orgie permanente de compétitivité, leurs salarié.e.s essoré.e.s pour pas un rond?

L'économiste ou le politique néo-libéral nous enjoindra, pas tout à fait à tort, de savoir de quoi on parle. On y revient plus loin. Mais s'offrira souvent, en supplément, un bon discours paranoïaque : en gros, fermez le ban et le bec. Traduction : pas de question à l'entreprise; la forteresse se veut indétectable par les regards fureteurs. Ou bien groupes de pression, avocats, médias, vous feront passer vos curiosités vis-à-vis de cette maîtresse singulière qui, en dépit d'apparences soutenues, ne veut que votre bien.
Et le monde continuera de tourner rond...

Oui, mais voilà... pas un jour sans que l'individu lambda s'endorme et se réveille au son de litanies en carton-pâte glapies par les Baverez, Gattaz, Lenglet, Closets, à l'unisson sur des médias d'opérette : "esprit d'entreprise !", "culture d'entreprise !".
Diverse, complexe, indétectable, sans doute, mais l'entreprise existe assez pour qu'on l'encense, plutôt stupidement. Mieux : dans le vocable néo-libéral, la liberté d'entreprendre (au sens de fonder une entreprise) est la liberté à elle toute seule.
Tout le monde sait donc de quoi on parle, le sujet est posé. Soyons curieux.

Et parlons-en, justement : si on voulait définir l'entreprise actuelle, ce serait sous le trait d'à peine plus qu'un joujou en stress concurrentiel permanent, à créer n'importe-quoi pourvu qu'à bas prix et dans un temps record, pour en inonder des marchés congestionnés ou exsangues, par des aspirants au statut de sur-hommes prêts à en découdre contre tout et tout le monde, et à l'intérieur de murs opaques qui dissimulent autant les flux financiers que les conditions de travail.
La belle image que voilà.

Hideuse, l'image de l'entreprise, parce qu'associée à un bouquet de mots-clefs qui en tracent le portrait : stress, boule au ventre, angoisse, violence (voir "Le Monde" ci-contre, c'était en 2003), aliénation, court-terme, insécurité, instabilité, licenciement, délocalisation, on en passe.
Avec, cherry on the cake : concentration.

Hideuse, parce que l'entreprise vise rien moins qu'à sélectionner une humanité taillée sur mesure pour elle (l'homo economicus) - selon ses critères, à elle, et hors toute discussion. Et elle vire qui ne leur correspond pas. "T'as pas le fit, coco". En vertu de quoi elle a le droit à l'intégration, au rejet à la mer de qui elle veut, traduisez "dans le marché" ou dans un chômage plus ou moins court ou long (elle s'en lave les mains) - ou à la condamnation. Y compris au pire.

Hideuse aussi, car elle s'applique à elle-même la lutte des classes qu'elle a ingénieusement imposée à ses salarié.e.s : petites entreprises écrasées par les grosses, fossé entre le petit entrepreneur ou artisan (TPE ou PME) et manageurs de grosses "boîtes". Le premier, terrassé d'impôts et de cotisations, sacrifie sa santé pour trouver une place sur des marchés annexés par les secondes et leurs conseils d'administration ventrus (voir : codirs, comex).

Et pourtant, Madame la grosse boîte affiche fièrement suffisances et graisses saturées. Elle s'en pâme.
Essayez toujours de vous passer d'elle, lance-t-elle dans un rot flatulent.
Le monopole de la création de richesses, ça vous a un chien...

Il y en a pour s'en pourlécher (tiens, ci-dessous, mon ami Geoffroy ! Bonjour Geoffroy !)

Et d'autres pour se gaver de fantasmes. Madame s'est acquis des serviteurs-grognards, successeurs des sergents majors et gardes champêtres d'antan. Derrière les vocables "je monte ma boîte !", "je suis nommé... (ajouter un intitulé de fonction, afficher lippe ambitieuse et œil mordant), "je reprends... (ajouter "un dossier chaud", une "négo" : succès assuré. Les autres y ont échoué, alors que vous, on va voir ce qu'on va voir), se niche l'enfant chéri de notre Occident, individu ivre de sa glorieuse autonomie et de ses certitudes (et, en haut de l'échelle, de ses comptes en banque). Collée à lui comme le coquillage à la roche, sa hiérarchie, DRH, supply chain managers, directeurs des opérations, directeurs commerciaux, et autres techno-barons, cour apprêtée, composants moisis de toutes les World Company, jamais en retard d'un morituri te salutant et, pourtant, chair à canon pour d'incessantes restructurations qui sont autant de cures de beauté pour Madame.

Et sous ces tapoteurs de leur bas-ventre, fascinés, en digestion chronique et indigestion dépressive, les autres.


IDEOLOGIE D'ENTREPRISE

Un dada de l'entreprise capitaliste a pour nom l'"inégalité féconde", théorie commune aux manageurs et à l'extrême-droite. L'aspirateur inégalitaire cible les jeunes et leur attente du meilleur : il les enjoint d'y renoncer en baissant la tête; un cactus à saisir à pleines mains comme ticket d'entrée dans l'entreprise, en se prenant toutes les épines dans le corps (précarité, revenus, conditions caporalistes de travail), si possible en souriant.
C'était, à peu de choses près, la promesse du CIP et du CPE.

Elle en a d'autres. L'entreprise a repris les codes militaires du bon vieux temps, dont et surtout la compétition. La compétition entre les peuples, les armées façonnées par des siècles de nationalisme belliqueux connaissaient bien; l'entreprise l'a reprise et érigée - sous les traits banalisés de "concurrence" - en système managerial absolu, dogme et fin en lui-même. Le tous contre tous, c'est la vie.
Avec l'individualisme pour allié en or, place à un gâteau d'individus atomisés et lobotomisés, magnifiés par la société du spectacle et de la finance, si ouvertement dragués qu'ils n'oseraient se syndiquer sous aucun prétexte : bon pour la compète, ça, coco !

C'est ainsi, et de mille autres façons, que l'entreprise tire une société vers le bas et entend la façonner. Aux jeunes des années 1980 et 2000 qui nous alertaient du danger, nous n'avons pas voulu répondre; ceux d'aujourd'hui tentent de faire de même, moins nombreux, sous une pression économique plus forte encore, sous le danger croissant du débordement par des éléments que la raison politique n'atteint plus.

UNE AUTRE ENTREPRISE ?

Etre "pour l'entreprise" est une tautologie, être "contre" n'a pas de sens.
On entreprend mille fois par jour sans le savoir, en se levant le matin par exemple, on n'en fait pas un fromage pour autant : c'est dire la vanité du pseudo-débat "pour ou contre l'entreprise".
A un pédalage gracieux, mais vain, dans ce débat sans fondement, on préférera un questionnement sur ce à quoi devrait ressembler l'entreprise.

L'entreprise capitaliste, aurait pu dire Churchill, est le pire des systèmes à l'exception de tous les autres - mais avec ça on n'aurait pas avancé d'un cran. Il aurait pu dire de même de l'entreprise d'Etat, avec le même effet.

Un seul maître-mot : "régulation". Pas un hasard si, dans le monde néo-libéral, la dérégulation est à l'œuvre : ne pas tarir la source déconnante d'un monde absurde.

On pense au retour à des régulations classiques, inscrites dans l'histoire sociale et le droit (et pour cette raison déclencheuses de morgue et de rires gras). Une contre-révolution en quelque sorte, sans crainte du retour en arrière puisque, eh oui Mesdames et Messieurs les ridicules, socialement en tout cas, c'était mieux avant.
On vous le répète, ce qui est en cause, ce n'est pas l'entreprise elle-même mais ce que les désordres économiques du monde en ont fait.

Foin de son statut actuel : l'alternative génératrice d'une autre image passe par l'enseignement, tôt dans la vie, d'une idée de l'entreprise non hors du temps ou hors ou contre son environnement, naturel ou urbain, mais dedans, solidairement. Par la fixation d'un objectif : devenir instrument de croissance et de vie tourné vers la société. L'entreprise est à penser, enfin, non comme un challenge (qu'en l'occurrence on aura soin de prononcer "tchallaineuge"), mais autant à l'aune de ses promesses que de ses périls potentiels, et du défi humain et écologique dont elle se doit d'être l'actrice.
Et libre des prurits dont on gave les écoliers du commerce, bataillons sortant des ESCP de tous acabits : compétition et concurrence comme principes de départ, la gagne comme condition d'arrivée et de bonus, l'échec brandi comme normal, naturel, voire nécessaire - mais avec sanction vitale au besoin
On est bons, d'accord, mais faut pas pousser.

La liberté d'entreprendre est une exigence, elle ne peut échapper à la vie. C'est la première et la plus élémentaire des régulations.

Aux histrions déchaînés de la concurrence, prêts à débusquer le soviet suprême derrière toute régulation, on susurrera, doucement, pour ne pas leur faire peur, que sur une terre désormais finie le temps des grandes conquêtes est révolu, que la concurrence est une donnée humaine incompressible mais ouverte à l'organisation et à la raison, sans que quiconque, pour autant, ait à craindre de finir au goulag. Il est temps de remiser définitivement John Wayne, Reagan et les Bush au musée (Pierre Gattaz, candidat par anticipation à l'entrée chez Madame Tussaud ?).

Il est temps de regarder en adultes le théâtre de la concurrence, avec, pour incarner les méchants, les pays producteurs à bas coûts (en occident et ailleurs) et les entreprises, soit occidentales, soit locales et en contrat avec ces dernières, tous peu ou prou esclavagistes de malheureux fabricants de notre lithium ou de nos t.shirts. Où sont les gentils qui imposent des normes sociales pour l'importation des biens manufacturés, afin d'éviter des concurrences, déloyales avec les producteurs locaux - et trop souvent meurtrières dans ces pays-là ? Les gentils sont-ils ceux qui préfèrent fermer les yeux sur ces périphéries de l'économie pour acheter à deux balles des produits revendus avec marges fumeuses, et tirent vers le bas les marchés, les salaires et le travail en occident ?
Fermez-la, avocats de l'indéfendable.

Insoumis, pour l'entreprise évidemment. A l'heure actuelle, pour une entreprise productrice, ouverte, dotée en syndicalisme, en Institutions Représentatives du Personnel qui mesurent la création et la redistribution de la richesse, où le temps et les conditions de travail sont mesurés par une inspection du travail en effectif suffisant, où le.la citoyen.ne est autre qu'un.e hors la loi et le.la salarié.e en lien permanent avec la citoyenneté.
Ces conditions-là remplies, reparlons de tout le reste.

Elles ne sont pas prêtes de l'être ?
La parole est à Michel Jonasz :

"Changez tout changez tout
Votre monde ne tient pas debout
Changez tout
Changez tout
Changez tout"


(1) Il se trouva des analystes assez subtils pour n'y voir que paresse et attrait des jeunes pour l'emploi à vie et la vie facile.

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