Sur les Gauches
Les Gauches sont une panne systémique. L'une a signé sa propre mort avec les traités de Maastricht et de Lisbonne, l'autre est dans la tentative désespérée de ne pas disparaître - et signe, avec la première, des accords électoraux de survie, qui ne remédient pas à son état. La première et la seconde revendiquent la légitimité du pouvoir quand plus personne ne vote, embauchent des écologistes dans leur fantasme, et stérilisent puissamment les possibilités d'alternatives.
La gauche est pour elle-même un handicap structurel, un complément alimentaire pour les droites et le néolibéralisme. La gauche ne produit rien. Elle attend du cycle démocratique une alternance électorale magique, qui permettra à son aile sociale-démocrate de poursuivre le travail néolibéral - en moins pire, jure-t-elle, et sous la véhémente protestation communiste. Or la droite, le système dominant, ne rendant pas leur tablier, la certitude des hiérarques de gauche que leur victoire est acquise, un jour, ou l'autre, tient du château de cartes.
La gauche ne se tirera du bourbier que moyennant un gros travail de fond : sur les conditions d'un bonheur commun conjuguant la culture et la planète d'un côté, la République, la Nation, l'Europe et le monde de l'autre. Sur elle-même, aussi et surtout, et son incapacité pathétique à endiguer deux déclins : celui du cycle républicain et social issu des trois derniers siècles, et le sien propre.
Mais l'attraction du vide n'y suffit pas. Les gauches ne travaillent qu'à leurs arrangements électoraux, aveugles à la démission civique et culturelle : la voie est ouverte à la conservation du marché comme boussole totémique, ou à quelques aménagements, comme un "pire des systèmes, à l'exception de tous les autres" (Pierre Mauroy). Comme si suffisaient aux gauches leurs milliers de petites mains locales, élu(e)s, associatif(ve)s, acharné(e)s au chevet de la vie quotidienne, nues face aux contraintes économiques et sociales pour juguler les pauvretés et les misères. A son tableau d'honneur - en dehors des années 1981 à 1983 - la "gauche unie" n'accroche que le RMI et la CMU, les Restaus du coeur, et on en passe, elle ne génère que rejet et indifférence méfiante dans ce Peuple dont elle cherche tant les suffrages perdus.
Refondations, créations, LFI
L'ordre du jour militant et électoral de gauche, depuis les déclins du PCF et du PS, est de "refonder". Toutes les tentatives ont échoué, des Refondateurs communistes aux dissidences socialistes de J.P. Chevènement et du MDC (dans lequel militait l'auteur de ces lignes). Dans un grand marais de gauche surnagent depuis, tant bien que mal, des militant(e)s en attente d'une "nouvelle donne" (le mouvement éponyme ne décollant pas, lui non plus). C'est sur un désespoir de gauche que s'est créé le Parti de Gauche, en même temps que s'affirmait le courant écologiste.
Mais qu'importent, au fond, les refondations échouées, les créations de partis et mouvements, le dernier en date étant La France Insoumise : le plus important est ce qu'ils traduisent, à savoir l'acharnement d'une fraction militante importante se reconnaissant dans la République sociale, pour échapper au PCF et au PS. Autant le dire clairement : à la gauche.
Nous avons rejoint la France Insoumise en soutien à la République, en connaissance et conscience de l'aléa et de la précarité de l'entreprise, de nous-mêmes en tant que militants dans les "groupes d'appui" puis d'"action". Travaillé à "L'avenir en commun". Nous faisons avancer, localement et nationalement, des idées républicaines, avons fait nôtre l'exigence écologique dans la lignée du Parti de gauche, il y a plus de dix ans. Nous essayons de percer les ressorts, dont sociétaux, sur lesquels le capitalisme construit sa survie et contrarie les prévisions régulières de son effondrement. Nous apprenons. L’épreuve du réel est parfois d’une dureté extrême, le vertige nous assaille au détour d’une « République c’est moi » et des répercussions politiques et médiatiques d’un divorce raté. Nous avons éprouvé 6 ans de LFI, ses tensions, distorsions, les aléas du "gazeux" et les périls, plus présents que jamais, de la verticalité. Nous avons des cautions, des points d'appui, ces Livrets thématiques, ce groupe parlementaire travailleur sans relâche, qui secoue l'Assemblée et honore son mandat.
... Et cet ancien Président de groupe parlementaire, trois fois déjà candidat à l’élection présidentielle et à l’impossible tournée d’adieu.
Mélenchon, Jean-Luc
Tout le monde connait ce brillant alliage de culture et de technique politique, et son effet dynamiteur sur la vie politique. Nous avons un leader aussi populaire qu'insoluble dans une modernité (ou un modernisme) façonnée par le néolibéralisme. Il n'y aurait pas de nouveau François Mitterrand, aussi distant et de sang froid qu'une situation génère d'indignation et de colère. Non, ce leader-là répercute la colère telle une mèche destinée à l'explosion, aussi sûrement que la nuée porte l'orage, ou qu'une tension doit déstabiliser l'ordre établi.
Voire. Déstabiliser ? L'ordre établi fait tourner le monde, politique, médiatique, à l'immédiateté, à l'émotion, au plan serré, retourne la colère contre le coléreux qui, via l' "info en continu", est dépeint en instable, dangereux, décrédibilisé. C'est l'épisode de la perquisition au siège de la FI, illustration de la digestion du monde par la société du spectacle . Le même ordre établi déverse sur ses opposants une émotion populaire ou politique qui les ensevelit corps et biens, dès qu’une erreur, de la plus banale à la plus médiocre ou impardonnable, les pousse hors de leur piédestal et révèle leurs failles plus ou moins profondes. Avec deux affaires concomitantes, Adrien Quatennens et sa réorganisation, la FI a opéré une répétition de ce que pourrait être un parfait hara-kiri politique, et fourni à l’ordre établi un kit impeccable pour l’assassiner. En toile de fond, un chef ultra-charismatique auquel rien, à commencer par l’ordre établi, n’était censé résister, et dont les deux affaires montrent que c’est de sa propre organisation, de son propre édifice, que vient la résistance la plus farouche.
L'ordre établi a souvent prouvé qu’il sait retourner à l'envoyeur la bombe destinée à le faire exploser : la FI organise en septembre 2017 à Paris une imposante marche contre le "coup d'Etat social". Dans son discours place de la République, le président du groupe LFI à l'Assemblée, en recherche, plutôt réussie jusque-là, de stature de chef, lâche une phrase sur "la rue qui, en 1944 à Paris, a abattu les nazis". Kyrielle immédiate de condamnations, contre-réactions, interviews. Autour de la manifestation ? Non, autour de "la" phrase. La manifestation doit se contenter d'un traitement médiatique secondaire, elle n'a quasiment pas eu lieu.
L'ordre établi a dans son sac un autre tour décisif : une rationalité strictement économique, qui range dans le "hors-raison", l'irrationnel par nature, ce qui n'est pas néolibéral. La critique du marché, de la finance, de la mondialisation, la critique elle-même, est irrationnelle et disqualifiée. La rationalité économique étant seule raisonnable, ipso-facto la raison ne l'est pas. C’est ainsi qu’elle est non-seulement contenue, par le combat féroce de l’économie néolibérale contre les alternatives économiques et politiques qui pourraient lui faire de l’ombre par voie électorale, mais aussi et surtout chassée. L’ordre établi a vaincu l’esprit critique. La course réussie à l’abime social et environnemental a convaincu les peuples de la puissance invincible de son initiateur et promoteur, le néolibéralisme. Ils ont déposé les armes, et s’en remettent à lui, résignés, vaincus, pour tenter de sauver ce que ses opposants ont laissé détruire. Dans le même temps, les évangélistes affichent une belle santé en Occident, et le peuple chinois est devenu une immense chair à pâté pour les plus terrifiantes recettes néolibérales orchestrées par un pouvoir officiellement communiste.
Qui, pour dénoncer le pouvoir sans partage de ce délire, aux dépens destructeurs de la Raison, philosophique ou historique? Qui pour en dénoncer le résultat, à savoir que le maître des horloges se fait aussi maître de nos esprits, de nos temps de cerveaux disponibles ?
La tâche de déconstruire ce stratagème devrait être la nôtre, au plus haut niveau. L'immersion de la raison, de l'idée philosophique même, dans la sphère publique, est aussi farfelue, inconcevable, pour l'économisme néolibéral, qu'elle est vitale pour la reconquête conscientiste des esprits. Affaire d'éducation nationale en temps de pouvoir, et de pédagogie en temps d'opposition. Ce devrait être à la hauteur d'un mouvement aussi proche de l'éducation populaire que la France Insoumise.
Mais, ce stratagème, l’ancien Président de Groupe veut le défier en annonçant sa défaite téléologique. La Raison, la vraie, vaincra, un jour ou l’autre, c’est écrit, il se fait fort de le démontrer, fermez le ban. Jaurès, plus fort que Bill Gates, l’évidence déclenche le basculement de l’Histoire. Du coup, il n'en finit pas d'appeler à la seule, vraie et grande Raison, au plus fort de l'intelligence humaine, à l'esprit, au coeur. Toute sa grandeur est là. Ce faisant, il s'installe, avec son panache habituel, dans un Palais, celui de la Raison, que le capitalisme a cambriolé, vidé, dont il ne reste que des murs lézardés. Car la rationalité économique n'a que faire des Palais et de leur temps long : le "tout, tout de suite" économique se satisfait d'un bureau en open-space et climatisé.
La Raison a déménagé sans laisser d'adresse, mais c'est à elle qu'on continue, mordicus, de s'adresser.
Et la parole mélenchonienne de se perdre dans des bâtisses perdues, de s'évaporer à la vitesse du son et de l' "info". Le fond est un territoire à l'abandon, le public ne l'imprime plus. L'empire économique libéral moderne et médiatisé est formel. A la rationalité économique, hégémonique sur le temps présent et l'imagination du futur, la raison, déplacée du présent vers le néant, n'oppose plus qu'une légitimité historique, dont notre modernité mémophage n'a que faire.
"C'est écrit d'avance" : la preuve par Gavrilo Princip et Yigal Amir
Le 28 juin 1914, quelques secondes ont suffi pour faire basculer un monde en tension extrême dans la guerre. Il y avait de l' "écrit d'avance" là-dedans, avec cet entrelacs d'alliances et de traités internationaux à même de faire exploser la bonbonne militaire, diplomatique et industrielle, dès la plus petite flammèche. Le 28 juin 1914, l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche par Gavrilo Princip, irruption d'un acte solitaire, fou, imprévisible, et l'explosion de la première guerre mondiale qui s'en est suivie, ont imposé le bouleversement d'un jeu prétendument maîtrisé par les institutions.
Dépossession du cours de l'histoire par des actes individuels plus ou moins isolés, condamnant des chefs d'Etats et de guerre à suivre et aggraver un mouvement qu’ils n’ont pas initié, déstabilisation de la prévision historique, basculement instantané et brutal dans la tension extrême, aux portes de la guerre : la recette, en veilleuse jusqu'à l'éclatement du bloc soviétique et la mondialisation néolibérale, a aujourd'hui rang de doctrine.
Entre l'attentat de Sarajevo et aujourd'hui, il y a la création de l'Etat d'Israël, la coexistence introuvable entre peuples israélien et palestinien, et la montée en puissance de l'extrême-droite israélienne. Impossible d'attribuer à celle-ci, avec certitude, une bombe explosant à Tel-Aviv peu avant un scrutin législatif devant, normalement, porter les travaillistes au pouvoir, et amenant finalement une large majorité du Likoud. L'assassinat de Yitzak Rabin, premier ministre travailliste, par Yigal Amir, colon israëlien fanatique, porte en revanche sa signature. Avec un effet déflagrateur, inespéré et multiple : mort annoncée du processus d'Oslo, triomphe des colons israéliens fanatisés, poursuite pour longtemps du conflit entre Etat d'Israël d'un côté, "autorité palestinienne" et Hamas de l'autre.
Il y a la guerre russe en Afghanistan et les guerres occidentales d'Irak. Après l'attentat contre les tours du World Trade center de New-York en 2001, Ben Laden, souriant, déclare que l'Occident, désormais, ne pourra plus dormir tranquille. Avec la deuxième guerre d'Irak débute une ère où l'instabilité est reine, aggravée, en économie, en diplomatie et sur le plan militaire, par l'entrée de la Chine dans l'OMC en 2001. La mondialisation néolibérale et sa fascination pour les dérégulations fabriquent les futurs illisibles et imprévisibles. La ruée vers l'immédiat condamne l'anticipation, la planification - qu'elle fait passer pour soviétique. Enterrement assuré.
Qui n'a jamais ressenti une profonde inquiétude, ces trente dernières années au moins, face à une marche du monde faite d'exploitation maniaque, sans vergogne, des ressources naturelles et humaines ? Michel Serres, peut-être, et autres idiots du village planétaire. Pour lesquels le souci de conserver les équilibres sociaux et environnementaux traduit forcément une fascination pour le passé. "C'était mieux avant, uh-uh".
Ce qui est écrit d'avance, ce que nous lègue l'histoire récente, c'est une planète épuisée, privée d'horizon par une idéologie mortelle (qu'on dénommera "capitalisme" privé ou d'Etat, pour faire court) et ses déjections nationalistes, incapable de mobiliser l'intelligence humaine pour anticiper les catastrophes climatiques (l'anticipation collective étant contraire à la règle économique individuelle), terrain de jeu pour des illuminé(e)s qui en ont mesuré et perçu les déséquilibres et les fragilités. Heure de gloire. A moi, les réseaux "sociaux", à moi les Kalash, les camions écraseurs, le poignard vengeur. A moi l'imposition et la maîtrise d'un nouveau tempo politique, les titres des médias, l'émotion des puissants, la crainte des pauvres à leur dévotion.
En cela, oui, la concomitance du libéralisme économique et des folies individuelles est écrite d'avance.